Le jour où…
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Le jour où… "J’ai quitté mon poste de VP pour redevenir designer"

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En 2019 Léa Mendes Da Silva rejoint Payfit en tant que VP Design. Elle y découvre la vie de manager et ses ressorts, au sein d’une startup qui devient licorne en quelques mois. Pendant trois ans, elle se persuade d’avoir pris la bonne décision jusqu’à l’épuisement professionnel. Son désir le plus profond ? Redevenir ce qu’elle a toujours été : designer.

Août 2022, Maison Alfort. Assise sur un banc en claquettes-chaussette avec “Baba”, mon Golden Retriever, je reste plantée-là à regarder le ciel. Mon cerveau est off, complètement cramé après trois ans chez Payfit au poste de VP Design. Adieu le statut, les responsabilités, le salaire à six chiffres et le package qui va avec. À ce moment-là je n’ai qu’une seule pensée : “comment ai-je fait pour m'oublier à ce point ?”

J’ai toujours eu un profil de créative. Petite déjà, je faisais du dessin et de la peinture enfermée dans ma bulle. Adolescente, je pouvais passer des heures à bidouiller sur Photoshop. Encore aujourd’hui, j’adore ces moments où je mets une petite musique de fond, plongée dans la création jusqu’à en perdre la notion du temps. Mais ces instants d'évasion que je m'offre pour entrer dans mon “flow” sont difficilement compatibles avec la fonction de manager. Alors pourquoi avoir accepté des postes à responsabilité dans ma carrière, jusqu’à celui de VP ? Pour dire la vérité, l'idée n’était pas tant d'encadrer des gens pour les coacher et les faire grandir. Moi, je voulais juste défendre la culture du design. Et pour ça, je n'ai jamais eu peur de monter au front.

Tout commence quand je rejoins Prestashop en 2015 en tant que Product Designer. Très vite, je me rends compte que le design n'y a aucun poids : les designers sont silotés et ne se parlent pas. Résultat, il est très compliqué de délivrer des expériences client pertinentes. Mon objectif est alors d’avoir un Head of pour instaurer une culture design. J’en parle quasi tous les jours au Chief Product Officer (CPO) de l’époque, Sébastien Levaillant, qui finit par me lancer : “je vais être honnête avec toi, aucun Head of Design ne va nous rejoindre. Ce n’est pas notre priorité et on ne va pas débloquer de budget pour ça. Si tu veux une vraie équipe design, fais avec les moyens qu’on a déjà et fédère-là !” Le souci est que je n'ai ni le titre ni la légitimité. En revanche, Sébastien me fait confiance. Et j’apprends ! Je vais voir l'executive pour obtenir des budgets et des développeurs dédiés au Design System, je pousse les designers des autres départements que le mien à convaincre leurs managers de leur allouer du temps afin de travailler ensemble sur des guidelines communes. Bref, je me démène comme je peux pour casser les silos, faire en sorte que les designers ne soient plus des individus isolés mais que nous soyons enfin perçus comme une véritable entité. Sébastien remarque ma volonté de faire bouger les choses et m’encourage à aller encore plus loin : “tu n'as pas peur de t’exposer et de mettre de l’énergie pour convaincre. C'est une vraie skill en leadership ! Pousse ta carrière là-dedans !”

L’idée ne me déplaît pas, mais je dois d’abord combattre ce sacré syndrome de l’imposteur. Autodidacte - je n’ai pas fait d’école de design - je suis loin d’être la meilleure en UI. Deux choix s’offrent alors à moi : soit je deviens une super “dribble designer” mais ça va me prendre des années dans un milieu hyper compétitif ; Soit je mise sur mon bagou et ma détermination pour essayer de grandir en tant que leader. “Si j’étais toi, j’opterais pour la seconde option”, me confie Sébastien. Honnêtement, je ne sais pas trop quoi penser de tout ça et je décide de suivre les conseils de mon CPO qui me présente alors le Head of UX (et futur CPO) de Blablacar : Rémi Guyot. Ce dernier me partage des clés pour grandir en leadership. Je ne le sais pas encore, mais il deviendra un mentor très précieux et continuera de me conseiller pendant des années. Dans ma tête je me dis alors : "ma carrière c'est ça : devenir manager !" Chez Prestashop j’avais un rôle de lead officieux et en 2017 je rejoins Everoad pour un rôle de Head of officiel. Pour la première fois, j’ai du budget et des moyens pour recruter une vraie petite équipe. J’y prends beaucoup de plaisir et je me dis alors qu’il y a des gens qui sont faits pour faire du design, et d'autres qui sont faits pour leur donner les moyens de faire du design. Ça, c'est mon travail !

Deux ans plus tard, je suis recrutée en tant que Head of Design chez Payfit par Florian Fournier, l’un des fondateurs de la start-up. Il est persuadé (plus que moi encore) que j’ai le potentiel pour mener l’équipe design vers les sommets. Il me donne alors des moyens que je n’avais jamais eu de toute ma vie professionnelle. Et ça commence par le titre de VP qu’il me propose au bout de trois semaines. À cette époque, je ne fais aucune distinction entre “Head of” et “VP” et je me rappelle lui avoir juste dit “merci”, sans comprendre les enjeux derrière. Il me laisse aussi un budget colossal pour créer une vraie culture design comme j'en ai toujours rêvé. La start-up compte alors 150 employés et l’une de mes missions est de recruter une dizaine de designers d’ici la fin de l’année. Sur le papier et socialement, c'est génial ! Ma famille est fière de mon parcours et sur LinkedIn je reçois chaque jour toujours plus de sollicitations, au point de ne plus pouvoir répondre aux gens. Sans parler du salaire… Je suis recrutée à 90 000 euros et je suis augmentée chaque année sans compter les bonus trimestriels, les voyages à l’étranger et tous les autres bénéfices du poste. Ça me parait totalement lunaire, moi qui aie gagné le SMIC pendant dix ans... Plus tard, des boîtes de rêve comme Shopify ou Airbnb m’approchent, mais je refuse les entretiens car je prends mon rôle très à cœur. Avec le VP Produit et le VP Engineering, notre mission est de créer une forte culture Produit / design / tech et une organisation assez solide pour suivre l’hyper croissance délirante de PayFit. Pour cela, on part aux États-Unis rencontrer les équipes d’Uber, Facebook, Airbnb ou Stripe pour comprendre comment elles ont géré l’hyper croissance. Après deux levées de fonds records, mon équipe est passée de 2 à 45 talents, PayFit de 150 à 1000 employés, la start-up est devenue une licorne.

Être manager c’est aussi faire de la politique, combattre et aller se chercher des alliés, absorber le stress et déployer le "shit umbrella" quand il le faut.

C’est à ce moment-là que mon job prend une ampleur que je n'avais pas imaginé avant de signer. La culture start-up disparaît peu à peu, je ne travaille plus avec des gens passionnés qui expérimentent des choses, mais je collabore avec des C-levels ultra seniors issus de très grosses organisations. On glisse alors dans la culture du top-down où les décisions sont prises par les hautes instances, très éloignées du terrain. Et il faut que ça déroule avec les VPs ! C’est chez Payfit que je réalise réellement ce qu’est la vie de manager : passer son temps à faire le pont entre la vision, le leadership, l'ego des uns, les besoins business des autres, la réalité du terrain de ses équipes… Être manager c’est aussi faire de la politique, combattre et aller se chercher des alliés, absorber le stress et déployer le "shit umbrella" quand il le faut. Sans m’en apercevoir, je m'enferme dans un rythme de vie où je travaille comme une folle, au point de m'oublier. Vous savez la première chose que je faisais le matin au réveil ? Je regardais mes slacks ! Aujourd’hui je le sais, les leaders qui performent le plus sont parfois celles et ceux qui travaillent le moins, qui savent préserver leur santé mentale, leur énergie, leur balance pro-perso. Aussi ces leaders savent valoriser les temps de repos autant que les temps de performance comme le font les athlètes, allouant leur énergie là où il faut. Moi, j’allouais mon énergie partout et pour tout le monde de la même manière. Petit à petit, je me rends compte que je me trompe, que je vais vers un job qui me consume jour après jour. Jusqu’au burn-out… Payfit m’encadre et m’offre alors une psychologue spécialisée. L’entreprise me donne six mois de salaire et me finance ma remise sur pied. Ils ont été au top et je les remercie encore de ça aujourd’hui.

Au moment où je m'arrête, je me dis alors que jamais je n’arriverai à récupérer l'énergie nécessaire pour être VP ailleurs. Je suis pourtant approchée par de grandes entreprises pour des postes de leader, mais je me rends compte que ça ne me fait plus du tout rêver. Je me dis : "Est-ce que ma vie va consister à piloter de la masse salariale et des OKRs sur des spreadsheets ?” J’angoisse rien que d’y penser ! Le métier de leader, c'est comme un pendule : d’un côté il y a le produit, l’expérience finale, le terrain ; De l’autre la vision, la stratégie et les enjeux business. Et plus les organisations grandissent, plus la bascule du pendule augmente et plus il est difficile de répondre aux besoins des deux côtés. 

Aussi contradictoire que cela puisse paraître, PayFit a été ma meilleure expérience professionnelle. J’ai tellement grandi, tellement appris, et bien que je me sois consumée à la fin, l’expérience humaine comme intellectuelle a été incroyable. Au final, je me dis que ce burn-out a été un cadeau. Parfois, on reste dans le déni par confort, pour répondre aux attentes sociétales ou pour cocher des cases et on peut facilement tomber dans le piège de s’oublier. Ce jour d’août 2022 à Maison Alfort, les questions fusent : “et si je gagnais moins pour vivre mieux ? Et si je redevenais designer ? Ces heures passées sur ce banc avec ma chienne, à ne rien faire d’autre que de vivre le moment présent, m’ont permis de me souvenir de qui j’étais, ce dont j’avais besoin pour trouver l’équilibre et à quel point la créativité, le focus, marcher dans la nature, étaient tout simplement indispensables pour ma santé mentale, pour retrouver la joie, m’ancrer dans une vie en accord avec la personne que je suis. Aujourd’hui j’ai créé ma micro-entreprise, je travaille depuis chez moi pour Snowball, une start-up à taille humaine. Surtout j’ai recommencé à créer et j’ai retrouvé le “flow” ! Peut-être qu’un jour je retournerai au management, mais mon rapport au temps et au travail ont radicalement changé. Si je le fais, ce sera autrement. Pour l’instant, je suis revenue à ce que j’ai toujours voulu faire. Je suis designer…

Propos recueillis par Julien Négui.

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