Tech for Good : le rôle d'un Head of Digital and Product

  • mise à jour : 08 octobre 2020
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De plus en plus de gens portent ou voudraient porter des projets à impact. Mais comment lancer, construire, développer pour avoir un impact positif ? La vocation de makesense était née. Née en 2010, cette communauté est aujourd’hui gérée par une équipe de +90 personnes, réparties dans 7 bureaux dans le monde.

Au sein de makesense, Jean-Christophe Perrin a un rôle bien particulier : Head of Digital & Product. Il est un hybride de CTO, de CPO et de Head of Growth. Concrètement, il utilise les pratiques utilisées dans les produits classiques, et les adapte au monde de l’impact positif.

Comment ? C’est ce qu’il nous explique dans cette interview.

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Bonjour, Jean-Christophe. On se connait déjà, parce que tu as parlé à La Product Conf 2019. Tu es aujourd’hui Head of Digital & Product de makesense. Mais ce que je ne sais pas, c’est comment tu en es arrivé là.

Bonjour, Fabrice ! En quelques mots : j’ai d’abord étudié le design graphique, avant de faire un… CAP d’ébénisterie ! En 2010, j’ai co-fondé une agence, Viens-là. En 2014, j’ai ensuite fondé Love your waste, incubé chez makesense; puis le Fantastique Bazar, qui accompagne des ONG et des entrepreneurs sociaux.

J’ai compris que je pouvais être un game-changer et que le digital pouvait être un levier pour l’impact. A l'époque (et c’est encore le cas), avoir un Product Manager ou un CTO dans des associations ou des projets à impact n’était pas courant du tout.

De fil en aiguille je suis tombé amoureux de makesense et des défis que l'organisation rencontrait. J'y étais en tant que mentor et consultant digital depuis 2014. En 2018, j'ai quitté l'entrepreneuriat pour rejoindre l'association à temps plein.

Quel est ton rôle, aujourd’hui ?

À mon arrivée chez makesense, j'avais travaillé avec des startups comme de très grosses boîtes, qui avaient en commun d’être “revenue first”. Elles étaient donc loin de se questionner sur leur impact.

J'arrivais donc dans le monde de l'ESS avec un bagage digital très particulier, j'étais clairement un outsider. J’ai donc dû convaincre - et j’y travaille encore aujourd’hui ! - que le digital peut transformer les activités de l'organisation et l’économie sociale et solidaire.

J’endosse le rôle de Chief Digital Officer de makesense : je dois m’assurer que le développement, l’analyse de donnée, la configuration d'automatisation, l’exploitation des outils marketing, le développement d'outils métiers, prototypage… sont faits.

Dans une entreprise classique, ces activités seraient couvertes pas un CTO, un CMO, un CPO, un data analyst… Chez makesense, tant que je ne prouve pas que recruter ces talents est une nécessité, c’est à moi de couvrir ces activités.

"Dans une entreprise classique, ces activités seraient couvertes par un CTO, un CMO, un CPO, un data analyst... Chez makesense [...], c'est à moi de couvrir ces activités."

L’une des spécificités des associations est que les opérations sont réalisées par des bénévoles non formés avec un fort turn over. Une grande partie de mon temps est donc dédiée à outiller les salariés et bénévoles dans les opérations, particulièrement à automatiser ce qui peut l’être.. Airtable et Zapier sont nos meilleurs amis: en 2019 on atteignait plus d'un million de tâches automatisées !

Le reste de mon temps est dédié à l'évolution de nos différents produits : Jobs - Plateforme emploi ESS, Events - Plateforme événementielle, Factory - outil de gestion de communauté, etc...

Mon métier, c’est de libérer du temps !

Comment mesures-tu l’impact chez makesense ?

Si on parle de l’impact lié à la mission de makesense, c’est une question très complexe, car les méthodes de calcul sont toujours subjectives. Nous avons mis en place en 2019 avec l’agence Kimso une mesure de l’impact social de nos activités d’engagement citoyen, avec des indicateurs liés, par exemple, à un référentiel de compétences : changement de posture, etc…

Côté digital, on a mis en place des systèmes de captation via formulaire avant / pendant / après que l’on recoupe avec des données collectées sur nos outils via Segment et exploitées sur Amplitude, dont une North Star Metric. On a ajouté des critères d’impact, direct et indirect. Typiquement, sur l’automatisation des tâches, on est toujours dans une balance délicate entre l’impact positif des tâches, et la consommation énergétique liée.

Tout cela nous permet d’avancer côté mesures. Pour la première fois depuis 8 ans, par exemple, on peut commencer à évaluer un coût financier par citoyen passé par nos programmes.

En revanche, nous avons du mal à évaluer les ressources / externalités nécessaires en plus de cet investissement financé : serveurs, électricité, déplacements. Nous n’avons pas une vision claire de la balance “citoyen transformé = coût global (finance, environnement, etc...)”, et donc de pouvoir calculer la neutralité des transformations que l'on opère. On commence ainsi tout juste à réfléchir à l’impact environnemental, particulièrement à propos de notre stack outils et tech.

Et qu’en est-il des outils tiers que vous utilisez ? Les avez-vous challengés sur des critères de responsabilité ?

Non, mais on y pense. On commence à avoir des réflexions sur l’opportunité de sortir de Google ou d’AWS.

Cependant, on doit aussi prendre en compte le coût des outils, on bénéficie d’outils puissants via des programmes dédiés aux associations offrants de fortes réductions voire même de la gratuité. Et il se trouve que les entreprises américaines sont les plus avancées sur ce type de programmes et s’engagent pour les structures associatives, avec des prix très bas : les outils Google, AWS, Slack, Airtable, Segment, Mailchimp ou Customer.io par exemple.

Or, si tous ces outils se conforment au RGPD, peu ont communiqué sur les impacts de leur solution. Il est donc difficile de connaître l'impact environnemental de nos contacts dans un CRM stocké pendant des années, le coût en termes d’attention individuelle d'une soumission à un typeform, ou ce que ces entreprises vont tirer des données, même anonymisées, que nous leur fournissons. C'est un travail trop complexe, et je pense qu’aucun de leur client n’a les ressources pour le faire.

La seule solution serait de sortir des solutions SaaS pour passer sur du pur Open Source, hébergé sur des solutions dédiées dont on peut facilement calculer l'impact. Mais dans ce cas on doit recruter pour maintenir l'ensemble, former tous les collaborateurs à des outils non conventionnels, gérer les enjeux de localisation et de culture - makesense étant présent dans le monde entier - etc.

Ce serait bien entendu plus simple s’il existait un référentiel d’outils basé sur leurs impacts. Mais à ma connaissance, il n’en existe pas.

Selon toi, que peut faire un profil Produit pour s’engager vers un Product Management responsable ?

Pour moi, il dispose de trois grands leviers : la data, le choix des outils (difficile sans référentiel, comme je viens de l’évoquer) et le choix des routines.

Quand je parle de choix de routines, c’est questionner certains réflexes que beaucoup d’entre nous avons acquis. Par exemple, choisir par défaut l’UX qu’on aime le plus ou qui est devenue une convention, sans se poser la question de son impact. Faut-il nécessairement proposer de l’auto-complétion pour la recherche, sous prétexte qu’Airbnb ou Uber le fait ?

"À force de vouloir simplifier la tâche de l’utilisateur, sans même qu’il le demande, on finit par choisir de sous-consommer le cerveau de l’utilisateur et de surconsommer niveau énergie."

Prends l’exemple des magasins en vrac. Ils ont délibérément dégradé l'expérience utilisateur classique, où tout était pesé et pré-emballé, pour revenir vers une expérience plus complexe. L’utilisateur doit se servir la bonne quantité dans un bocal, peser, corriger, fermer le sachet. Mais comme c'est contextualisé et expliqué, l'utilisateur n'est pas déboussolé. Non seulement ça ne dégrade pas le taux de conversion, mais ça peut améliorer la rétention.

Pour les applications, si on veut éviter de consommer des ressources à outrance uniquement pour proposer des suggestions d'adresses complémentaires, il faudrait avoir la même approche et contextualiser des choix ergonomiques ou fonctionnels "On aurait pu vous aider à taper votre adresse, mais on ne le fait pas pour des raisons d'éco-conception." Certains sites choisissent aussi de ne pas être disponibles la nuit et l’expliquent à leurs utilisateurs.

On peut aussi laisser le choix aux gens de ne pas se soumettre à l’obligation de “sexiness” du design.

C'est une nouvelle manière de penser les produits.

Et côté technique, puisque c’était l’une de tes casquettes ?

On dit souvent que la partie technique a un grand avantage ; lorsque l’on consomme moins d’énergie, de capacités processeur ou de stockage, l’impact se voit sur la facture à la fin du mois !

En revanche, une vraie éco-conception demande de trouver une architecture idéale, de mesurer la consommation service par service, de gérer celle de services tiers… Ce qui demande une expertise que très peu de gens ont, des investissements en ressources et surtout de faire des choix clivants. Malheureusement les solutions techniques les plus simples à configurer et maintenir pour une association présente à l'international, sont les solutions qui sont les plus opaques sur leur impact. C’est donc une équation assez complexe qui s’offre à nous mélangeant RGPD, Sécurité, Autonomie, Durabilité, Impact, Complexité, Localisation, etc…

Le Produit, au sens large, regroupe ce que l'on développe mais aussi tous les services tiers / APIs et les outils utilisés pour les opérations internes. Tant que ces services ne mettent pas en place un calcul certifié de l'impact de leur solution, et in fine de l'impact de notre usage sur leur plateforme, il sera très complexe de mesurer et d’agir pour faire tous les "bons" choix au moment de la conception.

Mais ça n’empêche pas de mesurer et d’agir sur ce qui est à portée de main !

Merci Jean-Christophe :)

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