Faire du design éthique, l'interview de Karl Pineau

  • mise à jour : 22 décembre 2020
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Depuis longtemps, les designers se sont questionnés sur l’éthique. Peut-être parce que le domaine du design dépasse largement le digital. Probablement, aussi, parce que beaucoup de designers ont été davantage éveillés, dans leurs études, à des domaines centrés sur l’être humain : psychologie, sociologie, ethnologie... Sûrement, enfin, parce que les designers se posent naturellement la question de l’usage des objets dans la vie de leurs utilisateurs.

L’éthique est donc discutée depuis bien plus longtemps dans le design, qu’elle ne l’est dans le monde du Product Management. Et si une organisation représente parfaitement cet engagement côté Design numérique, c’est l’association Designers Ethiques.  artisans entre autres de la conférence Ethics by design et d’une méthode de diagnostic du design attentionnel.

Son co-fondateur, Karl Pineau, a eu la gentillesse de m’accorder 1 heure de son temps. Alors, j’en ai profité pour l’interviewer.

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Salut Karl ! Alors, c’est quoi ton histoire ?

Eh bien, le début de l’histoire ne laissait pas présager mon arrivée à Designers Ethiques, puisqu’à l’origine, je n’ai pas fait d’études dans le numérique ou dans le design ! J’ai étudié l’Histoire de l’art à l’École du Louvre.

En parallèle, j’ai décidé d’apprendre à développer. Après la licence, j’ai quitté le monde des musées pour faire de la recherche à l’ENS Lyon en architecture de l’information. Et, en plus des “humanités numériques” qui y étaient enseignées, je me suis trouvé nez à nez avec le Design, auquel je ne connaissais rien. C’était en 2016.

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Qu’est-ce qui t’a éveillé au Design éthique ?

“Éveil” est un bon mot parce qu’avant 2016, ce n’était même pas un sujet pour moi. J’étais un “technophorique” (techno + euphorique), si on peut dire.

En 2016, Tristan Harris (fondateur du Center for Humane Technology) a commencé ses conférences, et Mike Monteiro (auteur, entre autres, de Ruined by Design) a lancé son coup de gueule.

Puis j’ai assisté à une conférence de Carine Lallemand (référence francophone en UX. Pendant la conférence, toute l’assistance avait focalisé sur un point : est-ce que forcer l'utilisateur à se remémorer un souvenir par jour, c’est le manipuler ? C’est le monstre né de la fusion progressive entre les objectifs du marketing, les méthodes du design et le monde des sciences cognitives, qui m’a éveillé au sujet.

Suite à l’intervention de Carine, avec Jérémie Poiroux et Thibault Savignac, 2 camarades de promotion, on a créé une conférence dédiée au sujet : ”Ethics by Design”. Le thème central était : “un design peut-il manipuler les gens ?”

Ce ne devait être qu’une journée, rien de plus. Mais on a reçu un énorme soutien, autant de la part du public que d’acteurs comme la CNIL. L’association s’est structurée petit à petit sur la proposition d’alternatives pour concevoir des produits. Et on s’est vite focalisés sur la captologie, l’attention et le design persuasif.

C’est quoi, le design éthique, avec tes mots ?

Les mots sont importants, effectivement, parce qu’il y a beaucoup de perceptions différentes et souvent incomplètes, à mes yeux.

En 2016, et encore aujourd’hui, quand les gens parlent d’éthique dans le numérique, c’est pour parler de l’attention. Quand les gens parlent de produit responsable, c’est pour parler d’éco-conception.

Et quand on leur parle de design éthique, ils comprennent : conception, donc UX/UI; éthique donc bien; en conclusion, pour eux, design éthique veut dire designer pour le bien, soit Tech for Good. 

Or à mon sens, le design éthique est un synonyme de conception responsable. Il s’agit de concevoir l’ensemble du processus de façon responsable, en se plaçant dans les différents champs de responsabilité : données personnelles, liberté individuelle, accessibilité, environnement...

L’idée n’est pas d’être parfait. Quand on dit design éthique, on dit “il faudrait avoir une déontologie plus présente dans la conception de produits numériques”.

Tout ça est relié. La question du design persuasif est directement liée au respect des données personnelles, donc aux business models mais aussi à l’éco-conception, puisque plus on récolte de données, plus on consomme d’énergie pour les stocker. 

Comment mesurer les impacts, négatifs comme positifs ?

À l’origine, la CNIL pensait en 1978 que c’était les données personnelles qui étaient clés. En réalité, ça dépend des impacts, les données ne font pas tout.

Par exemple, comme dirait Jean-Marc Jancovici (fondateur du Shift Project), on peut calculer l’impact carbone d’un service numérique afin de faire des économies d’énergie mesurables.

Sur l’attention, la captologie, le design persuasif, historiquement, la mesure a commencé par le temps passé. Mais des mesures alternatives ont dû être trouvées, car le temps ne répond pas à tout (par exemple pour Amazon où il s’agit d’acheter, pas de passer du temps). 

Chez Designers Éthiques, avec Lénaïc Faure, on a construit une Méthode de diagnostic du design attentionnel qui cherche à identifier les différences entre ce que propose le concepteur et ce que perçoit l’utilisateur : l’intention du concepteur et l’intention des utilisateurs sont-elles alignées ?

Mais ce n’est pas parfait non plus. Donc aujourd’hui, on liste les fonctionnalités classiques des produits (on en compte plus de 100 différentes) et on identifie si l’élément a un problème potentiel de captologie : un problème de temps, ou de restriction du choix de l’utilisateur etc.

Et si on élargit encore le spectre et que l’on mappe les externalités positives comme négatives d’un produit  (ex : l’effet des trottinettes), alors mesurer l’impact devient une tâche énorme.

Il n’y a donc pas de métrique universelle pour mesurer l’empreinte.

Comment convaincre de la “valeur” du design éthique ?

C’est LA grosse question sur laquelle tout le monde bute ! Et malheureusement, ce critère éthique n’entre pas en jeu aujourd’hui en termes de valeur.

L'écoconception seule est rentable en termes de coûts d’architecture. Mais l’ensemble de la dimension éthique ne sera valorisée que dans deux cas : la rentabilité ou la contrainte.

Les entreprises choisiront probablement le design éthique quand ça devient rentable parce que ça leur permettra soit de développer ou d’accentuer une image de marque (ex : La Poste, MAIF…), soit de se différencier des monstres américains (ex : OVH). 

Et si ce n’est pas le cas, elles devront faire ce choix si elles y sont obligées par la loi, comme l’est le RGPD. Les entreprises françaises ont toutes raté le virage RGPD, et l’Etat a donné une période de grâce. 6 mois de plus. Bientôt, l’éco-conception risque d’avoir le même effet et ce sera dans tous les appels d’offres, au moins publics. L’éthique sera probablement la prochaine étape. Alors autant l’anticiper et agir dès maintenant !

Quel est le rôle des Product Managers et Designers selon toi dans le design éthique ?

Product Manager, c’est LE rôle principal qui peut vraiment donner vie au design éthique, puisque c’est le Product qui décide à la fin ce qu’on met dans le produit. C’est eux qu’il faut viser, comme tu le fais.

Car les designers et les développeurs n’ont pas assez de “pouvoir”, particulièrement pour convaincre les strates du dessus.

Par quoi commencer si je suis convaincu ?

Si tu es convaincu, c’est que tu as peut-être déjà essayé, au moins sur certains aspects. A mon avis, tu t’es intéressé à un domaine par curiosité personnelle.

La grosse difficulté, c’est d’avoir une vision plus globale : prendre de la hauteur. Et ce sans être expert, car il est impossible d’être expert en tout, de l’accessibilité à l’éco-conception.

Chez Designers Ethiques, par ex, notre site est en React. Or on pourrait dire “c’est une technologie de Facebook, donc c’est mal”... mais on a regardé tous les aspects, dont l’éco-conception, et c’est ce qu’on a jugé de plus adapté.

Mais il y a des choses qui peuvent être assez simples pour commencer. Avant d’aller chercher des trucs super compliqués sur l’architecture de serveurs, il suffit d’avoir des pages mieux structurées en accessibilité et donc mieux référencées ou de supprimer des trackers. Donc pas besoin d’overwork ou de gros sacrifice pour poser une première pierre.

Merci Karl ! Et si vous voulez en savoir plus sur Karl et les Designers Ethiques :

Si cette conversation vous a plu, téléchargez le livre Responsables et retrouvez nos précédentes conversation avec :

  • Guillaume Chaslot, ex-Youtube et founder @Algotransparency
  • Jean-Christophe Perrin, Head of Digital & Product @makesense
  • Alexandre Takacs, Indépendant et ex-Product Director @Viadeo & L'Express
  • Mathieu Nebra, Fondateur & Chief Innovation Officer @OpenClassrooms
  • Arthur Rougier, Chief Product Officer @Jobteaser
  • Jean Moreau, Co-fondateur et CEO @Phenix

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