Dans les grandes organisations, les produits B2E (Business to Employees) font ou défont la performance des équipes. Pourtant, ils restent souvent mal conçus, avec des coûts cachés et une adoption fragile. Si l’intelligence artificielle n’est pas une solution magique, elle a le potentiel de multiplier l’impact des outils internes - dans la mesure où elle est bien utilisée. Jordan Ngata, consultant expert en organisation et en produits B2E, donne dans cet article sa méthode pour solidifier la portée de vos outils internes avant de l’amplifier grâce à l’IA.
En tant que consultant en organisation Produit, j’accompagne depuis plusieurs années des grandes entreprises dans la transformation de leurs outils internes. Chez un leader du sport, j’ai vu à quel point des solutions comme le PLM, la CAO, l’ERP, le WMS, le RH ou le CRM pèsent sur la performance quotidienne des équipes : ingénieurs produit, concepteurs, modélistes, responsables matériaux, managers magasin.
Ce sont eux qui imaginent et développent les vélos, vêtements et équipements qui finiront en rayon. Leur défi est simple à formuler mais exigeant à relever : innover vite et utile, tout en gardant budgets et contraintes réglementaires sous contrôle.
Les produits B2E (Business to Employees) ont donc un rôle crucial. Pourtant, ils sont souvent mal conçus. Partout où je passe, les mêmes raisons reviennent:
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Les utilisateurs internes sont « captifs » : on suppose qu’ils feront avec n’importe quel outil, donc l’effort UX est souvent limité.
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Parce que la valeur est diffuse et transverse : entre gains de productivité, taux d’erreurs, time-to-market, il est difficile d’attribuer les bénéfices à une seule ligne budgétaire.
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Parce qu’en voulant proposer un outil unique pour tous, on ignore la diversité des métiers et des processus : chaque équipe manipule des données différentes, ont des pratiques spécifiques, ce qui fait que la promesse du “one size fits all” aboutit à des outils mal adaptés et à une fragmentation des informations.
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Parce que chaque nouvel outil est parfois reçu avec méfiance ou lassitude, notamment face à la fréquence des changements et au manque d’accompagnement.
Quand ces outils sont mal pensés, le coût caché est réel : perte de productivité, shadow IT, erreurs coûteuses, retards de mise sur le marché.
L’IA amplifie ce qui marche déjà - sans base solide, elle amplifie aussi les défauts. D’abord, traitez vos outils internes comme de vrais produits (impact business mesurable, valeur claire pour l’utilisateur, décisions guidées par la donnée). Ensuite seulement, utilisez l’IA pour prouver, accélérer et scaler.
Voici un guide clair et actionnable pour vous aider à mettre cette méthode en place avec trois leviers pratiques, tirés du terrain.
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Mettez fin aux débats d'opinions en mesurant ce qui compte
Sans mesures adaptées, on dépense sur des intuitions et les arbitrages deviennent politiques. Résultat : les sponsors se désengagent.
J’ai l’habitude de m'appuyer sur CASTLE (Nielsen Norman Group), un cadre pensé pour les produits B2E, là où HEART vise plutôt des enjeux B2C (engagement, rétention). CASTLE mesure des dimensions clés liées à la productivité métier et à la facilité d’usage, traduisibles en économies et réductions de risques opérationnels.
Métrique |
Ce qu’elle mesure |
Exemple |
Bénéfice business |
Cognitive Load |
Charge mentale/effort (CES*) |
« Créer une fiche produit = 8/10 » |
Moins d’erreurs, moins de turnover |
Advanced Features |
Usage fonctions avancées |
15% utilisent l’automatisation |
Licences et formation rentabilisées |
Satisfaction |
CSAT** |
CSAT module = 42% |
Moins de shadow IT |
Task Efficiency |
Temps par tâche |
48 min / fiche |
Heures sauvées → € |
Learnability |
Temps pour être autonome |
21 jours |
Coût onboarding réduit |
Errors |
Taux d’erreur |
12% BOM erronées |
Retards / surcoûts évités |
*CES (Customer Effort Score) : effort perçu pour accomplir une action - plus il est bas, plus le parcours est fluide.
**CSAT (Customer Satisfaction Score) : satisfaction après une interaction.
Le CES évalue la facilité d’usage ; le CSAT mesure le ressenti.
Maintenant, voyons comment y aller concrètement pour identifier et prioriser les problèmes dans vos outils métiers.
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Choisissez un parcours utilisateur critique (ex: ingénieur produit vélo validant une fiche dans le PLM) qui impacte fortement la productivité ou la qualité.
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Observez avec du shadowing un petit groupe d’utilisateurs (5 environ) sur 1 à 2 jours. Notez précisément où ils rencontrent erreurs, frustrations, ou temps d’attente excessifs.
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Interrogez ces utilisateurs avec un micro-sondage CES à la fin de chaque étape clé pour quantifier leur ressenti en termes d’effort et de satisfaction.
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Analysez en croisant ces observations terrain avec les logs, tickets d’incidents, et si possible une analyse IA pour faire émerger objectivement les points de blocage les plus lourds.
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Quantifiez ces points critiques avec des indicateurs simples : temps perdu, taux d’erreurs, score CES, volume de tickets…
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Formalisez un rapport clair et chiffré qui synthétise ces constats.
Cette démarche met fin aux débats “à la conviction” et permet de prioriser sur des preuves factuelles et mesurables.
Pour que le diagnostic CASTLE parle aux décideurs, structurez la restitution autour du périmètre, de la méthodologie, des chiffres clés, de l’impact business estimé et des recommandations. Présenté ainsi, un état des lieux perçu comme technique devient une base de décision pour la finance et les métiers, et accélère la priorisation comme l’investissement.
L’IA en action : accélérer l’analyse
Dans une mission récente, en travaillant main dans la main avec les équipes UX et User Research, nous avons automatisé l’agrégation des retours réels (tickets support, interviews, transcriptions d’ateliers, exports de logs PLM/CAO, micro-sondages CES).
Un agent IA indexe ces données, les regroupe par thèmes et mappe chaque thème aux dimensions CASTLE (ex. “ressaisie multiple” → Task Efficiency & Cognitive Load). En quelques heures, nous obtenons des one-pagers actionnables : fréquence d’occurrence, équipes impactées, coût en heures perdues, hypothèses de prototype.
Cela a permis de prioriser 5 problèmes couvrant 80 % des irritants, d’en transformer 3 en business cases chiffrés, et d’embarquer centres d’excellence design et ingénierie pour lancer des prototypes ciblés.
En bref : l’IA n’a pas décidé à notre place, elle a accéléré la discovery, rendu le débat factuel et permis des décisions budgétaires et produit beaucoup plus rapides et justifiables.
Prouvez la valeur
Un diagnostic convaincant ne suffit pas. Pour décider, un sponsor ne veut pas une démonstration, mais des preuves.
Pour cela, trois piliers doivent être bien cadrés avant de lancer le pilote : la promesse métier (le bénéfice attendu), un sponsor opérationnel engagé, et des critères clairs de succès et d’échec. Sans cet alignement, aucune expérimentation ne débouchera sur une décision concrète.
Pour vous lancer, constituez une équipe transverse restreinte (Produit, Tech, Business, Data) pour piloter le projet avec des points de suivi réguliers, et concentrez-vous sur des métriques claires selon l’audience :
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Task Efficiency et taux d’erreurs pour convaincre la finance,
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Cognitive Load et satisfaction utilisateur pour assurer l’adoption durable.
Le prototype IA peut être une option pour démontrer un gain tangible sur ces dimensions.
Ma méthode de pilote IA, pas à pas
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Préparez le terrain: vérifiez l’accès aux sources opérationnelles (CAO, PLM, drives). Si la connexion directe est compliquée, un export CSV des métadonnées clés permet un démarrage rapide. Identifiez un sponsor garant du projet et du budget futur.
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Prototypage minimal et pertinent: déployez un widget intégré, par exemple dans le PLM, capable de pré-remplir automatiquement certains champs clés (matière, poids, référence) grâce à une indexation légère (approche RAG). Affichez la source et la confiance associée à chaque donnée. L’utilisateur valide ou corrige en un clic. Toutes les modifications sont tracées pour affiner le modèle. L’objectif : prouver rapidement un gain de temps et une meilleure fiabilité sans investir lourdement dans l’IT.
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Testez sur un périmètre contrôlé: sélectionnez 5 à 10 power users et 20 à 30 fiches produit représentatives. Mesurez la baseline CASTLE avant lancement (temps par tâche, CES, taux d’erreurs). Durant le pilote, collectez les validations/rejets, corrections et temps réels pour évaluer adoption et fiabilité.
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Présentez des preuves factuelles pour décider: calculez les heures économisées et la valeur en euros (heures × coût + coûts évités). Produisez un one-pager clair comprenant : périmètre, baseline, gains quantifiés, seuils de succès (ex. adoption ≥ 30%, acceptation ≥ 60%, réduction d’erreurs ≥ 40%). Avec ces éléments, la décision de scaler, itérer ou arrêter devient objective et plus facile à prendre.
L’IA en action : prouver la valeur plus rapidement
L’IA RAG (Retrieval-Augmented Generation) combine un moteur de recherche sur vos sources internes et un modèle génératif pour produire des suggestions contextualisées et sourcées. Concrètement, cela permet de pré-remplir des champs ou proposer actions avec une provenance visible et un score de confiance — un facteur clé pour l’acceptation par les utilisateurs.
Attention cependant : RAG n’est pas une boîte noire magique. Elle exige une gouvernance stricte (nettoyage/anonymisation des données, contrôle d’accès, journalisation des validations) et un principe “human-in-the-loop”. Commencez par un périmètre contrôlé (exports CSV, 5–10 power users), affichez la source et la confiance à l’utilisateur, tracez chaque validation/correction et itérez : c’est la manière pragmatique d’utiliser RAG pour prouver de la valeur sans augmenter les risques.
Ce que vous prouvez alors au sponsor avec ça ? Des gains de temps mesurables, une baisse des erreurs, une gestion du risque maîtrisée, et la capacité d’arrêter rapidement si la valeur n’est pas au rendez-vous.
Assurez-vous de l’adoption terrain
Vous avez objectivé la douleur avec CASTLE et prouvé la valeur du MVP IA. Reste l’essentiel : transformer l’essai. Dans les environnements de conception, où Designers, ingénieurs et responsables matériaux partagent les mêmes flux, c’est souvent l’onboarding qui fait la différence entre succès et abandon.
1. Impliquez et mobilisez vos utilisateurs clés dès maintenant
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Organisez un atelier de co-construction avec 5 à 10 power users (ingénieurs, concepteurs, offer managers). Faites-les tester le prototype, récoltez leurs retours précis et ajustez ensemble la solution.
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Identifiez les ambassadeurs terrain parmi eux, formez-les rapidement pour qu’ils deviennent les référents dans leurs équipes.
Bénéfices attendus : créer un groupe moteur d’utilisateurs engagés, garants de l’adoption
2. Lancez un déploiement progressif et piloté
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Sélectionnez un périmètre restreint à un département ou une équipe représentative.
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Déployez le prototype amélioré par vagues, par exemple par équipe ou par site, pour aller vite et adapter au fur et à mesure.
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Mettez en place un suivi régulier, hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, pour recueillir feedbacks, incidents et demandes d’amélioration via les ambassadeurs.
Bénéfices attendus : limiter les risques, maximiser l’impact terrain et ajuster en continu
3. Formez et accompagnez là où c’est utile, au bon moment
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Créez des micro-formations courtes (capsules vidéo de 2-3 minutes) intégrées directement dans l’outil, ciblant les tâches les plus complexes identifiées via CASTLE.
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Mettez en place un chatbot IA disponible 24/7 pour répondre aux questions quand elles surviennent, sans attendre l’intervention humaine.
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Mobilisez les ambassadeurs pour accompagner en présentiel et relayer rapidement les bonnes pratiques sur le terrain.
Bénéfices attendus : réduire les blocages et limiter les frictions d’usage dès le départ.
4. Faites parler les chiffres régulièrement
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Mesurez les indicateurs clés : temps gagné, erreurs évitées, satisfaction (CES).
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Communiquez des résultats simples et visuels chaque mois (newsletters, réunions courtes, dashboards accessibles) sur les gains concrets obtenus.
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Valorisez les succès terrains, même modestes, pour créer un effet d’entraînement positif.
Bénéfices attendus : rassurer, motiver et renforcer l’engagement collectif.
L’IA en action : faciliter l’adoption
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Déployez un assistant IA contextuel proactif qui détecte automatiquement quand un utilisateur est en difficulté (fiches bloquées, nombreuses modifications) et propose de l’aide ciblée au moment décisif.
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Gamifiez l’usage avec des feedbacks personnalisés, badges, points et classements, pour augmenter l’engagement de façon ludique.
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Si vous voulez aller plus loin, mettez en place une analyse prédictive des comportements à risque d’abandon pour déclencher des interventions rapides via les ambassadeurs, ou créez un laboratoire terrain continu où utilisateurs et équipes techniques testent ensemble les évolutions IA, assurant une évolution rapide répondant aux besoins réels.
Bénéfices attendus : rendre l’outil vivant, adaptable et motivant, au cœur du travail quotidien.
De mission en mission, j’ai constaté que transformer des produits B2E et libérer le potentiel des équipes ne relève pas d’un simple accompagnement du changement. C’est une discipline, précise et exigeante : mesurer ce qui compte, prototyper vite, organiser un onboarding ciblé, piloter le changement avec sérieux. Quand on s’y tient, les usages s’ancrent et l’impact se voit, dans les chiffres comme sur le terrain.
Et les effets dépassent largement les équipes opérationnelles : on sécurise les investissements en alignant la Tech sur de vrais besoins métiers, on produit des gains mesurables, on coupe court aux débats d’opinions. Activez ces leviers et vous maximisez vos chances de succès, vous réduisez les risques, vous tracez une trajectoire robuste pour déployer à l’échelle vos solutions B2E augmentées par l’IA. C’est là que l’IA joue son vrai rôle : accélérer et amplifier ce qui est déjà solide, pas faire de la magie. Votre transformation n’est plus qu’un chantier IT : elle devient un moteur de valeur pour le business, à condition de considérer vos outils comme de vrais produits.
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