L’IA s’invite partout, promettant productivité et efficacité. Mais à force de déléguer sans discernement, les entreprises risquent d’automatiser leurs propres dysfonctionnements.
Dans cet article, Silvan Cabot alerte sur le risque de confier à l’IA la mission d’aller plus vite… là où il faudrait d’abord faire mieux.
Un ami m'a récemment expliqué que la prise de note assistée par IA avait changé la donne dans son ComEx. Il m’a dit qu’ils avaient enfin une synthèse et une liste de tâches à la fin de chaque réunion. J’ai pensé qu’ils avaient surtout un bot de plus pour immortaliser les mauvaises réunions.
La plupart des outils basés sur l’IA générative que je vois arriver sur le marché aujourd’hui cherchent avant tout à aller plus vite dans des tâches à faible valeur ajoutée. Très peu s’attaquent à des problèmes de fond ou ouvrent de nouvelles possibilités.
Nous en sommes encore au stade des chevaux plus rapides d’Henry Ford.
Une sélection naturelle finira par s’opérer, mais nous pouvons prendre de l’avance en cherchant l’excellence opérationnelle plutôt que l’accélération de ce qui existe déjà.
L'automatisation du « junior corporate »
Je vois les outils actuels de prise de notes par IA comme la version numérique des stagiaires en entreprise. Si vous avez de l'expérience dans de grandes structures, vous voyez de quoi je parle : des jeunes gens brillants utilisés pour prendre des notes, relancer les tâches, et planifier des « points de synchro ».
J'ai déjà vu un de ces stagiaires transférer des centaines de Post-it d'un atelier d'idéation dans Excel, pour « s'assurer qu'aucune bonne idée ne soit perdue ». Puis, je l’ai vu organiser un atelier pour « identifier les schémas » dans ce qui était, au départ, un brainstorming non filtré pour créer du lien entre des personnes qui ne se connaissaient pas.
C'est le danger des personnes peu expérimentées et mal encadrées. Elles ne font pas que conserver précieusement les mauvaises idées : elles les amplifient et les accélèrent. En prenant des processus défaillants pour les rendre plus efficaces, elles normalisent le dysfonctionnement. Elles font ce qu'on leur demande et avec une efficacité redoutable, mais sans recul.
La bonne nouvelle c’est que les humains apprennent. Ceux qui prennent les notes aujourd’hui sont les leaders de demain. Avec le temps, ils comprennent la nuance entre ce qui est demandé et ce qui compte réellement. Ils développent leur jugement. L'IA, elle, n'apprend pas (en tout cas, pas dans ce sens) : elle amplifie simplement le bruit et continuera tant qu’on ne lui demandera pas autre chose.
Mêmes problèmes, nouveaux outils
Nous avons remplacé les humains par des IA, et nous leur donnons le même cahier des charges. Chacun a désormais son propre stagiaire. Entrez dans une réunion, et vous y trouverez 20 humains aux côtés d’autant de machines. Une présence silencieuse à la mémoire d’éléphant, qui enregistre chaque mot et crache des listes de tâches plus vite que vous ne pouvez dire « action item ».
Tout le monde se sent plus productif mais rien ne change vraiment : nous automatisons des processus défaillants au lieu de les corriger. Des études récentes indiquent que 83 % des employés consacrent jusqu'à un tiers de leur semaine de travail aux réunions, mais que seulement 11 % de celles-ci sont jugées productives.
Le problème du ComEx de mon ami, ce n’était pas la prise de notes. C’était l’alignement… ou plutôt, le manque d’alignement.
Et les causes pouvaient être multiples : une direction sursollicitée, des réunions biaisées où l’engagement est plus forcé que sincère, des sujets déconnectés des priorités stratégiques, des zones floues dans la répartition des responsabilités… ou, sans doute, un peu de tout ça à la fois.
Un stagiaire à qui on demande de relancer les gens n’a jamais résolu un problème profond. La prise de notes par IA ne le fera pas non plus. Elle documentera le dysfonctionnement plus efficacement.
L'efficacité n’est pas toujours le plus important
Je parle de prise de notes parce que c’est un outil très courant mais c’est juste un exemple. Je ne suis pas “contre” les résumés de réunion par IA, pas plus que je suis “contre” les stagiaires corporates. La rédaction automatique de ToDo à la fin de chaque réunion n’a pas résolu le problème du ComEx de mon ami mais elle lui permet d’être un peu plus serein dans son boulot de tous les jours. Ce qui n’est déjà pas mal.
Il existe aussi des outils d’aide à la prise de notes qui portent une autre ambition. Granola, par exemple, ne promet pas de faire plus vite mais de faire mieux, en nous aidant à améliorer nos notes personnelles. Et faire mieux, c’est ce que nous devons attendre avant tout de nos outils de productivité. Faisons mieux aujourd’hui, nous ferons plus vite quand faire vite sera réellement différenciant.
Quand nous demandons aux IA génératives de produire plus vite des livrables qui existaient déjà il y a 10 ans, nous les mettons au service de ces livrables. Pas au service de notre business.
Quelques exemples pour illustrer ce que je veux dire.
Demander à une IA de rédiger des spécifications ou des users stories n'accélèrera pas votre Time-to-Market si vous ne collaborez pas avec les équipes de développement
J’ai vu toutes sortes de façons de rédiger des specs, et les meilleures ne sont pas les plus complètes : ce sont celles co-écrites étroitement avec les équipes.
La définition d’une bonne spécification va changer d’une équipe à l’autre, ou même d’un sujet à l’autre au sein de la même équipe. Si vous demandez simplement à une IA de produire le document le plus complet possible, elle vous le fera..Mais vous n’aurez pas pour autant l’alignement des équipes que vous désirez.
On verra sûrement bientôt arriver des outils conçus pour rédiger des specs à plusieurs.
En attendant, l’IA peut vous aider à les améliorer… mais pas à aller plus vite.Le temps des échanges pour créer l’alignement est incompressible.
- Continuez à partager vos drafts ou vos versions préliminaires aux équipes de développement.
- Faites en sorte qu’elles puissent réagir très tôt, souvent et à moindre frais.
- Faites les participer à la rédaction
- Ne leur imposez pas la lecture d’une documentation de 30 pages pour pouvoir commencer à discuter, surtout si vous n’avez pas jugé intéressant de prendre le temps de l’écrire vous même.
Demander à une IA de construire un prototype complet ne vous permettra pas de prendre de meilleures décisions si vous n’avez pas de vrai plan de validation
Sur le papier, la promesse est alléchante. Je fais un prototype très rapidement, je le montre et je sais immédiatement s’il plaît ou non. : ça ressemble à une approche hypothèse/validation solide. En réalité, ce “test” ne vous aide pas à prendre de bonnes décisions.
Quelle que soit la réaction des gens auprès de qui vous testez, vous n’aurez rien appris. Ils aiment ? Vous ne saurez pas pourquoi, et vous aurez tendance à confirmer ce que vous pensez. Ils n’aiment pas? Vous ne saurez pas non plus pourquoi mais vous aurez tendance à trouver une mauvaise explication qui confirmera ce que vous pensez.
Vous n’apprendrez rien si vous ne découpez pas votre prototype pour faire une série d’expérimentation qui permet d’isoler les vrai facteurs différenciants.
Au fond, vous ne voulez pas prototyper plus rapidement, pas plus que vous ne voulez tester plus rapidement. Ce que vous souhaitez, c’est augmenter la prédictibilité du retour sur investissement de votre produit.
Demander à une IA de synthétiser des milliers de retours ne vous aidera pas à mieux comprendre vos clients si vous ne leur parlez pas
Là encore, la promesse semble séduisante, mais traiter des montagnes de données n’a jamais été gage de qualité. C’est même plutôt le contraire : une illusion de rigueur qui masque une machine à biais de confirmation.
Plus vous analyserez de feedbacks, plus vous risquez de trouver des gens qui disent exactement ce que vous voulez entendre.. Surtout quand cette analyse est confiée à une IA qui, elle aussi, a tendance à le faire.
Encore une fois le traitement par IA peut vous aider, mais servez-vous en pour élaborer de meilleures hypothèses de travail ! Pas pour les “valider”.
Ensuite, allez parler à vos clients, à leurs amis. Allez parler à vos non-clients, même ! Le monde regorge de personnes qui ne vous enverront pas spontanément de retours et qui peuvent vous en apprendre beaucoup sur votre produit.
Retour aux fondamentaux
Il semblerait que tout article écrit en 2025 doit inclure un paragraphe commençant par « À l'ère de l'IA. ». Ce sera donc ma conclusion :
À l'ère de l'IA, nous intégrons des outils de productivité toujours plus vite dans nos façons de travailler, sans vraiment nous demander s’ils résolvent nos problèmes… ou s’ils en créent de nouveaux.
Rien de bien nouveau, finalement.
Les bonnes questions à se poser n’ont pas changé en matière d’opérations internes et de nouveaux outils :
- Quel problème cherchons nous à résoudre?
- Comment allons nous mesurer que nous le résolvons vraiment?
- Comment allons nous nous assurer que nous n’en créons pas d’autres?
Assurez-vous de pouvoir répondre à ces trois questions avant de foncer dans une nouvelle solution. Ce sont les 3 mêmes questions depuis longtemps, mais elles sont solides et éprouvées. Elles vous permettront d’éviter les faux raccourcis.
Il commence à y avoir des choses vraiment intéressantes sur le marché, et il y en aura de plus en plus. Nous pouvons déjà faire un bien meilleur usage de notre temps grâce à ces nouveaux outils. À condition de ne pas se limiter à leur demander de faire la même chose, simplement plus vite.
Retrouvez "De la Feature Factory à la Product Black Box", le talk de Silvan Cabot lors de La Product Conf 2025.