“Il faut commencer à raisonner en Européens”

  • mise à jour : 26 mai 2025
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L’Europe serait-elle condamnée à regarder les États-Unis et la Chine bâtir l’avenir, tout en se contentant de préserver son glorieux passé ? Pour Hugo Geissmann, cette vision fataliste est une insulte à notre potentiel. Opposer ambition et régulation, innovation et protection, relève d’un faux débat. L’Europe n’a pas à envier les autres continents : elle dispose de talents, de ressources et d’une vision qui pourraient faire d’elle un leader mondial. Encore faut-il qu’elle apprenne à croire en elle-même et à transformer ses atouts en leviers. Dans cet entretien, le CEO de Thiga invite le Vieux Continent à cesser d’être spectateur pour devenir un acteur ambitieux du XXIe siècle.

En 1849 déjà, lors de son discours d'ouverture du Congrès international de la Paix à Paris, Victor Hugo appelait à la création des “Etats-Unis d’Europe”. Plus de 150 ans plus tard, force est de constater que nous n’y sommes toujours pas. Alors oui, nous avons fait du chemin. La monnaie commune a été un grand pas en avant. La libre circulation des personnes et des marchandises un autre. Oui, l’Europe est un continent d’histoire, de culture, de valeurs. Mais ne nous voilons pas la face : sur le terrain du numérique, de l’innovation et de la puissance économique, nous, Européens, sommes à la traîne. 

Il suffit de regarder où se concentrent les géants mondiaux. Où sont nés les Amazon, Google, Meta, Nvidia, Microsoft ? Aux États-Unis. Où sont les BATX ? En Chine. Et nous, en Europe, que faisons-nous pendant ce temps ? On admire. On régule. On commente. Mais on agit trop peu. Ou en tout cas, trop individuellement. 

Commencer à mettre les boeufs avant la charrue

Ne vous y trompez pas : je n’érige pas les systèmes étrangers en exemples. L’ultralibéralisme, très peu pour moi ! Nous voyons bien que le modèle social américain est complètement déséquilibré, avec des écarts de richesse colossaux. Mais en termes de capacité à bâtir des poids lourds de l’économie mondiale, il n’y a pas match. 

Il y a une question de culture, évidemment. En Europe, et en France particulièrement, la réussite entrepreneuriale est moins célébrée qu’ailleurs, suscitant plus aisément la défiance que l’admiration. On a également moins le goût du risque. On aime qu’il y ait des normes, des lois, bref, que tout soit bien régulé. On adore encadrer, baliser, sécuriser. Cela fait partie de notre ADN. Et ce n’est pas un mal en soi ! Mais appliqué à l’innovation, c’est un frein. Aux États-Unis, on lance, on apprend, puis on régule. Ici, on veut réguler avant de lancer. Résultat : on freine des quatre fers avant même d’avoir démarré.

Des textes comme le Digital Markets Act ou l’AI Act sont emblématiques de ce réflexe. Sur le fond, ces régulations sont justes. Elles portent une vision humaniste et universaliste du numérique. Nous pouvons en être fiers. Mais si elles ne sont pas accompagnées de capacité d’investissement, de vision industrielle, de simplification administrative, elles risquent de produire l’effet inverse : faire fuir les talents. Décourager les fondateurs. Laisser l’innovation aux autres. Et dans la course à l’innovation, il n’y a qu’un seul numéro un : deuxième, c’est déjà dernier. Alors, imaginez finir quatrième ou cinquième !

On me demande souvent : est-ce qu’on peut construire cette ambition tout en étant responsable ? La réponse est oui. Est-ce tenable ? Peut-être, si on adopte une vision mondiale plus cohérente, plus alignée. Pour autant, soyons honnêtes : nous sommes encore loin d’un tel consensus. Nos arbitrages européens — souvent dictés par des intentions louables — ne pèsent pas lourd à l’échelle d’un monde où d’autres logiques, d’autres priorités dominent. 

Et je comprends les pays qui nous disent “Après vous être gavés pendant tant d’années, vous voulez tout réglementer ? Hors de question !”. Mais comment rivaliser quand une entreprise étrangère, sur le même marché que toi, propose un service quasi identique à moitié prix, simplement parce qu’elle n’est soumise à aucune des contraintes que tu t’imposes ? Pendant que toi, tu restreins ta consommation d’énergie pour entraîner tes modèles d’IA, eux maximisent l’efficacité brute, sans se poser de questions. Résultat : un produit créé au mépris de toute exigence responsable, mais plus avancé, plus rapidement. Le PDG de Michelin, Florent Menegaux, a raison de tirer la sonnette d’alarme. Il est impossible d’être compétitif dans ces conditions. Ce n’est pas qu’une question de morale ou d’intention. C’est une réalité économique. Et tant qu’il n’y aura pas une vision partagée, à l’échelle mondiale, ceux qui font les choses bien seront toujours désavantagés.

Saisissons l’opportunité de l’IA !

Pour autant, cela signifie-t-il qu’il faut baisser les bras ? Certainement pas ! Nous avons encore une carte à jouer, car l’IA les a rebattues à l'échelle internationale. Mais où sont les investissements massifs ? Où sont les paris industriels ? On ne peut pas, d’un côté, imposer des contraintes lourdes aux startups et, de l’autre, leur refuser les moyens d’exister dans la compétition mondiale. Sur les couches basses — l’infrastructure, les puces, les modèles de base — soyons lucides : nous sommes d’ores et déjà largués. Je ne crois pas une seconde qu’on puisse créer un nouveau Nvidia en Europe. Ce n’est pas notre terrain de jeu

En revanche, sur les couches hautes, sur les usages, sur les modèles applicatifs, là, oui. Nous avons les talents, les idées. Des boîtes brillantes, comme Mistral AI en France ou Lovable en Suède. Nous pouvons créer des modèles européens puissants, éthiques, sobres et performants. Mais il faut arrêter de les étouffer dans un millefeuille administratif et réglementaire. Et surtout, il faut commencer à raisonner en Européens. 

Car l’Europe dans son ensemble, c’est un immense marché intérieur. D’un espace économique de 60 millions de personnes, on passe à un terrain de jeu de 700 millions d’habitants si on inclut les pays périphériques. Plus que les États-Unis. Et pourtant, chaque pays continue d’agir en silo. Créer une entreprise européenne aujourd’hui, c’est affronter autant de régimes fiscaux, sociaux et juridiques qu’il y a de pays membres. Tu veux embaucher quelqu’un en Allemagne ? Il faut un cabinet local, des comptables locaux, un avocat local. C’est un cauchemar ! On appelle ça “l’Union”, mais il n’y a rien d’unifié.

 Je l’affirme, il est possible de prendre le meilleur des deux mondes : l’audace des Américains, et la mesure des Européens.

Résultat : on pense petit. On pense national. « Je crée une boîte en France. Et si ça marche, j’irai en Allemagne, puis en Espagne. » Mais jamais : « Je crée une boîte en Europe. » C’est absurde ! Parce qu’à l’extérieur, on est tous vus comme des Européens. Un Américain ne fait pas toujours la différence entre un Portugais et un Lituanien, de la même manière qu’on ne fait pas forcément la différence entre un Californien et un Texan. Il est urgent de créer un statut d’entreprise européenne, avec des règles harmonisées. Et c’est possible. Les États-Unis y arrivent. Chaque État a ses différences, ses règles locales. Mais ils partagent un cadre commun. Nous devons créer ce cadre ! Ensemble, nous pouvons peser. Divisés, nous sommes anecdotiques. 

Créer des champions européens

Chez Thiga, nous ne voulons pas seulement accompagner les entreprises. Nous voulons construire avec elles une ambition européenne. Être là pour accélérer, structurer, faire passer un cap. Avec un objectif : créer des champions capables de jouer sur le même terrain que les géants américains ou asiatiques. Alors, soyons clairs sur ce qu’est un champion. Un champion européen, ce n’est pas seulement une boîte qui fait du chiffre dans trois capitales européennes. C’est aussi une entreprise reconnue à New York, à Shanghai, à São Paulo, comme LVMH, Michelin ou Schneider. C’est là qu’on veut amener les boîtes avec lesquelles on travaille. Jouer le rôle de catalyseur, en somme. 

Je persiste et je signe : chez Thiga, nous pensons à l’échelle du Vieux Continent. Dans notre vision, dans nos équipes, dans notre manière de travailler. Nous voulons être capables d’opérer dans toute l’Europe. Capables de comprendre les spécificités locales et de jongler avec les réalités économiques de chaque pays. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’allier ambition et responsabilité. D’aller vite, sans renier nos valeurs. Je l’affirme, il est possible de prendre le meilleur des deux mondes : l’audace des Américains, et la mesure des Européens.

Je le dis en souriant, pour blaguer, mais il n’est pas si absurde de dire que Donald Trump mérite presque le prix Charlemagne. Pourquoi ? Parce qu’il a peut-être été le meilleur déclencheur de prise de conscience européenne depuis des décennies. Il a montré ce que donnait une Amérique qui se replie, qui se durcit, qui renonce au multilatéralisme. Il est désormais clair que l’Europe ne pourra pas continuer à dépendre éternellement des États-Unis. Impossible de baser notre avenir stratégique sur un partenaire aussi instable ! Il nous faut construire quelque chose de solide ici. Pour nous. 

Et c’est le bon moment. Pour ma génération, aller travailler aux Etats-Unis était le Graal. Aujourd’hui, le fantasme de la Silicon Valley commence à s’évanouir. On se rend compte que l’Europe offre de très belles conditions pour construire et évoluer. Mais il faut que ça prenne. Et pour cela, il faut une vision, un environnement stable. Ce que nous n’avons pas encore : on passe d’une élection à l’autre, d’un gouvernement à l’autre. C’est cette instabilité politique qui crée de l’immobilisme économique, car sans vision, tu fais du surplace. Un entrepreneur ne pense pas à trois mois. Il pense à cinq, dix, vingt ans. Quand tu investis dans un site de production, c’est pour une génération, pas le temps d’une campagne électorale.

Mais attention : si Trump disparaît et qu’un gouvernement démocrate plus modéré revient, il ne faudra pas retomber dans notre torpeur. Fixons une vision commune, et tenons nous-y ! Parce qu’au fond, ce qui compte, ce n’est pas ce que font les autres. C’est ce que nous décidons de faire nous. En définitive, je partage la conviction de Victor Hugo. Comme lui, je ne crois pas à un avenir de l'Europe en tant que simple superposition de pays. Appelons ça les États-Unis d’Europe ou Union européenne, peu importe. La conviction reste la même. Et chez Thiga, nous comptons bien la défendre.Banniere LCDPM

 

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