Pourquoi on se plante encore sur la Discovery ?

  • mise à jour : 02 juin 2025
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Tout le monde s’accorde à dire que la connaissance utilisateur est cruciale. Pourtant, en 2025, la Discovery continue d’être remise en question, mal comprise, ou carrément reléguée au second plan. Pourquoi ? Dans ce nouvel épisode de Convictions, Anna Colliot, Head of Design chez Cheerz, pose un regard lucide (et engagé) sur les freins persistants à la recherche utilisateur. Dans sa tribune, elle démonte les objections les plus courantes et appelle à un vrai changement de posture : faire de la Discovery un réflexe collectif, structurant et stratégique.

Tout le monde, ou presque, est d’accord : la connaissance utilisateur, c’est fondamental. Quel Product People avisé vous dirait que ça n’a aucune importance ? Pourtant, la recherche utilisateur a encore la vie dure. Peu importe la taille de la boîte, le secteur ou le niveau de séniorité des équipes Produit, on entend systématiquement les mêmes arguments : "On le sait déjà", "On n’a pas le temps", "Il faut délivrer de la valeur", "Ça coûte de l’argent."

J’entends complètement ce point de vue ! Ces objections partent souvent de contraintes réelles : du rythme, du Delivery, du budget, de la pression business… Après tout, quoi de plus illogique que de chercher ce que l’on sait déjà ? Et pourquoi prendre du temps que l’on n’a pas ? Mais ces remarques sont aussi le symptôme d’un mal plus profond : l’incapacité de beaucoup à reconnaître l’impact stratégique de la Discovery et une méconnaissance de ses méthodes. Une confusion entre intuition et connaissance. Entre rapidité et précipitation. Bref, entre valeur produite… et valeur perçue. 

À nous, au cœur de la mécanique et moteur de la dynamique, de faire bouger les choses pour que la Discovery prenne, unanimement et systématiquement !

La Discovery, synonyme de “manque” d’expertise” ?

L’impression qu’au fond Discovery rime avec manque d’expertise, manque d’intuition ou pire de vision ! Alors, lorsqu’au début de chaque projet il est souvent brandi le mot “Discovery” pour commencer à travailler on peut entendre : mais où sont les experts ?

Le vrai sujet, c’est qu’on a collectivement échoué à installer la Discovery comme une pratique légitime, structurante, indiscutable, au même titre que le Delivery. Et ça, c’est notre responsabilité. On n’a pas été assez outillé et on a pas assez outillé nos équipes et la jeune génération pour répondre à ces objections autrement qu’en soupirant. On n’a pas suffisamment expliqué, montré, transmis. On a fait, souvent, en silence. Et on s’est dit que les résultats parleraient d’eux-mêmes. Mais la vérité, c’est qu’ils ne parlent jamais seuls.

On ne peut plus se contenter de bricoler pendant que l’organisation continue de croire que la Discovery est une lubie. 

La Discovery comme levier stratégique

Investir régulièrement de l’énergie dans la Discovery, souvent sans garantie de reconnaissance ni de résultat immédiat, a été un défi constant dans toutes les équipes Produit où j’ai travaillé. Et ce n’est pas un cas isolé. C’est un retour que je retrouve chez beaucoup de Product people : on passe un temps fou à devoir convaincre.

la connaissance est plurielle (qualitative, quantitative, pré et post achat, sur les différentes cibles, devices etc.). Il faut montrer systématiquement qu’un peu de recherche permettra de s’assurer du bon problème à résoudre et de la meilleure solution afin de sécuriser le Delivery. Dans le simple et unique but de la réussite du business !

En dix ans, j’ai vu les mêmes blocages revenir, encore et encore. Et au début, je n’étais pas armée pour y répondre. On ne m’avait pas appris à expliquer pourquoi une bonne connaissance utilisateur — qualitative, quantitative, sur tous les canaux et toutes les étapes du parcours — est ce qui permet de dérisquer, de prioriser, de mieux livrer.

Mais le plus difficile, c’est de faire passer un message simple : on ne fait pas de la recherche parce qu’on manque d’idées, on en fait pour viser juste. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une posture de responsabilité.

Et surtout : comment éviter que cette discussion revienne tous les trimestres ? Comment faire en sorte qu’on ne reparte pas de zéro à chaque roadmap ? Je ne vais pas, une fois de plus, vous sortir le tips du side project discret : celui qu’on mène en douce, le soir, pour prouver à posteriori qu’on avait raison. Oui, ça peut marcher. Mais à quel prix ? Vous aurez bossé dans l’ombre, sans moyens. Et surtout : sans que cela change la culture. Parce qu’on vous dira : « Bravo » et on s’habituera à ce travail de l’ombre. Après tout, vous avez su le faire une fois ! 

Non. On ne peut plus se contenter de bricoler pendant que l’organisation continue de croire que la Discovery est une lubie. Il faut que ce soit visible. Il faut sortir du mode solo pour construire une dynamique collective autour de la recherche. On a besoin d’un vrai changement de posture. D’un effort assumé pour faire bouger les représentations. De montrer, frontalement, ce qu’est une connaissance solide, utile, concrète, cross team — et de démonter, une bonne fois pour toutes, les quatre objections qui continuent de lui nuire. 

« On le sait déjà. »

Ce frein-là ne tient pas tant à ce qu’on dit… qu’à ce qu’on refuse d’interroger. Il repose sur une confusion dangereuse : celle qui met sur un pied d’égalité intuition et connaissance. Or, la différence entre les deux est abyssale. La première est une hypothèse, un ressenti, parfois juste — mais encore non vérifiée. La seconde s’appuie sur de la donnée construite, analysée, actualisée.

Avant de se lancer tête baissée, il faut s’arrêter et faire l’état des lieux. Qu’est-ce qu’on sait vraiment ? Qu’est-ce qu’on croit savoir ? Et qu’est-ce qu’on ignore encore ? Ce moment de lucidité collective, c’est lui qui évite de tomber dans la caricature d’une Discovery-tunnel interminable. Non, tout ne mérite pas d’être dérisqué. Et tout ne mérite pas trois semaines d’étude. Ce qui compte, c’est de choisir quoi explorer, pourquoi, et avec quel niveau d’effort, bref, cadrer le projet. Des outils existent pour ça : matrice d’importance / incertitude, RAT… Le vrai enjeu c’est d’aligner l’équipe sur le degré d’inconnu qu’on accepte — ou non !

Et ça commence très tôt. Montrer l’importance de la Discovery ne se fait pas à la fin, mais dès le début du projet. Accordez-vous avec vos sponsors concernant ce que vous ne savez pas (et eux non plus !) même si c’est inconfortable. Faites dialoguer le point de vue interne (ce que pense vos dirigeants) et ce que vous apprendrez des clients. Faites bouger les lignes sur des faits et le constat de la divergence entre ce que l’on croyait et ce qu’il en est réellement. Il sera passionnant pour tous (bien que parfois un peu difficile à avaler pour certains) d’apprendre à choisir une trajectoire, et donc une roadmap, conciliant vision business ET besoin client. 

“Ça prend du temps”

Derrière ce deuxième frein, il y a l’angoisse de repartir de zéro à chaque projet. Comme si comprendre ses utilisateurs était un chantier qu’on relançait à chaque fois du début. En réalité, c’est un apprentissage continu, qui se fait au fil de l’eau, de manière cyclique. 

Mais il faut aussi accepter une vérité dérangeante que l’on enseigne et partage trop peu  : plus d’informations ne veut pas toujours dire meilleures décisions. Le biais d’information, c’est croire qu’en collectant encore et encore, on finira par trouver la réponse parfaite. Or, ce qui compte, ce n’est pas la quantité, mais la pertinence de l’information. Ce dont on a vraiment besoin pour agir, là, maintenant. Le reste peut attendre.

Autre levier souvent oublié : exploiter l’existant. On sous-estime trop souvent la richesse de ce qu’on a déjà. Données produits, feedbacks clients, analyses internes, support, sales, reviews, tickets... Pourquoi repartir de zéro quand on peut déjà clarifier à partir de ce matériel là ? L’obsession du “tout de suite, tout parfait” est un piège. Les apprentissages du launch et les itérations post mise en prod. doivent retrouver leur place dans le cycle Produit. A/B tests, analyse d’impact, datas, tests ergonomiques, déploiements progressifs, sessions de shadowing, concierge tests, fake doors… Il existe mille manières d’apprendre pendant que le produit vit. Et c’est là que la boucle vertueuse s’active.

La Discovery ne doit pas être une phase lourde et frontale. Elle doit devenir aussi fluide et découpée que le Delivery. Avec ses cycles courts, ses pivots, ses stop & go, son rythme propre. Et surtout, avec l’avantage de rester toujours connectée au réel — parce que le produit est déjà entre les mains des utilisateurs.

“Il faut délivrer de la valeur”

Ce fameux « Il faut délivrer de la valeur » prend tout son sens quand on oublie de raccorder ce qu’on apprend (insight) à ce qu’on fait et décide. Et là, forcément, la Discovery semble abstraite, théorique, déconnectée du réel. Alors qu’elle se doit d’être l’inverse : hyper concrète, hyper activable. Chaque fois que vous menez une recherche, le cadrage doit être clair : quels leviers vous cherchez à activer, quels KPI vous voulez faire bouger, dans quelle proportion, avec quels livrables à la sortie. La traduction en actions doit être visible immédiatement (sans s’interdire de pivoter, compléter ou réajuster) et surtout : quelle décision vous allez pouvoir prendre grâce à ça.

À l’inverse, quand vous présentez vos résultats — en sprint review, en release impact, en démo Produit ou Tech — n’oubliez jamais de remonter à la source : ce qu’on a appris, comment on l’a appris, et ce que ça a déclenché. On ne valorise pas assez le lien entre ce qu’on découvre et ce qu’on construit. Et pourtant, c’est ce lien qui donne tout son sens à la démarche Produit.

Delivery et Discovery ne doivent jamais être en concurrence. Ce sont deux rails qui avancent en parallèle : le Delivery ancre l’action et la Discovery éclaire le prochain virage. Le temps ne peut pas s’arrêter pour faire de la Discovery. Et inversement, celle-ci ne peut pas s’interrompre, au risque de ne plus être assez armé pour anticiper la suite et proposer une vision. 

« Ça coûte de l’argent. »

Cette remarque trahit un problème plus profond : on manque cruellement d’une vision ROIste de la Discovery. On sait pourtant le faire pour le Delivery ! On traque le moindre sprint, on calcule les efforts, on justifie chaque ligne de roadmap. Mais pour la recherche ? Flou artistique. 

Et pourtant, il faut parler de valeur, de vraie valeur créée. Il faut poser des KPI dès le cadrage, parce que oui — on n’investit pas de la même manière pour un gain de 1 % ou de 10 % sur un indicateur. Et c’est exactement ça qui donne du poids à ce qu’on entreprend.

Il faut penser le Delivery et la Discovery comme un tout.  

Sur ce point aussi, la Discovery en continu fait toute la différence. Elle permet de relativiser le temps qu’on y passe, et donc le coût de la recherche . Aujourd’hui, on a tout à disposition : tracking, dashboard, questionnaires CES, tests internes réguliers, feedbacks client, analyses de stores, tickets support, bots, NPS et l’IA pour nous aider à analyser et synthétiser tout ça. Les coûts seront lissés et les retours sur investissement visibles en quelques mois.

Et surtout, il faut assumer ce qu’on apprend : nommer ses sources et montrer d’où viennent les choix. Exposer les signaux qu’on a lus. Pas comme une justification, mais comme une preuve de maîtrise. C’est ça qui crédibilise la démarche : montrer que la recherche éclaire l’action, concrètement, mesurablement, visiblement. Il faut penser le Delivery et la Discovery comme un tout. Parce qu’elles fonctionnent ensemble, dans un même flux d’investissement. Quand on les sépare, on perd en cohérence. Quand on les relie, on aligne l’effort avec l’ambition. Et là, on commence à parler le langage du business.

Donc oui, ça coûte de l’argent ! Et justement parce que ça coûte, ça doit être cadré, assumé, valorisé. C’est fini, la Discovery en mode sous-marin. Tout le temps qu’on passe, c’est de l’argent alors autant en faire un levier d’apprentissage, de décision, de transformation et ainsi positionner vos interlocuteurs comme des acteurs de la réussite et dans une relation de confiance. C’est ça, une démarche et une boîte mature en termes de Produit.

Ne vous demandez pas pour quelle paroisse je prêche : clairement celle du Produit — et de la recherche. On ne se refait pas. Mais avec le temps, j’ai compris pourquoi le mot “Discovery” peut encore faire peur. Il est fourre-tout. Il peut désigner mille choses : des méthodes, des formats, des temporalités, des périmètres, des niveaux d’ambition différents. Et c’est justement cette complexité qui fait que beaucoup reculent, ou l’écartent.

Alors non, il ne faut pas aller au clash : il faut rassurer et clarifier. Utiliser le bon outil, au bon moment, avec le bon niveau d’intensité. Pas pour édulcorer, mais pour montrer que la Discovery n’est pas un monolithe intimidant. C’est un panel d’approches adaptables à la culture, au contexte, au timing. Et surtout, il faut arrêter de croire que tout se joue « avant ». Toute la réalisation du projet, et même le post-launch, sont autant d’occasions d’apprendre. C’est tout l’intérêt de faire du Produit, et pas du Projet : on ne s’arrête jamais vraiment. On écoute, on ajuste, on itère. La Discovery ne s’arrête pas au kick-off. Elle accompagne le produit tout au long de sa vie.

Dernière chose — mais pas la moindre : une culture d’entreprise, ça ne bascule pas en une itération. Ça bouge lentement. Par petites touches. À force de succès visibles, de décisions mieux orientées, de roadmaps plus pertinentes, de relais internes qui prennent le flambeau. Il n’y a pas de raccourci, pas de hack, pas de solution miracle. Juste un travail patient, lucide et itératif. Et c’est ça que je trouve passionnant. Cette espèce de mise en abyme : on fait de la Discovery sur… la Discovery elle-même ! Sur les bons réflexes à installer. Les bons principes à transmettre. Les bons équilibres à trouver. C’est vivant. Et c’est ce qui en fait, à mes yeux, le vrai cœur du Produit.

Vous voulez exceller en recherche utilisateur ? Découvrez les 7 étapes de la méthode Discovery Discipline !

 

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