Le réalisateur Tv est aussi un Product Manager (mais il ne le sait pas…) 1/2

  • mise à jour : 21 septembre 2022
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Part1. La Discovery

Product Manager aujourd’hui, j’ai réalisé une vingtaine de reportages et documentaires pour les groupes TF1, M6 ou France Télévisions dans ma vie d’avant. En tant que rédacteur en chef, j’en ai supervisé une trentaine. Pendant 10 ans, j’ai vécu dans le monde très fermé de la Télévision, en particulier celui de journaliste pour des magazines comme Zone Interdite, Capital, Enquête Exclusive, Le Monde d’En Face, Complément d’Enquête ou TF1 Reportages. Et vous savez quoi ? Innover avec des stakeholders en ajoutant des fonctionnalités qui feront du produit final une réussite pour les utilisateurs est ce qu’on demande à un PM autant qu’à un réalisateur. Vous ne voyez pas le rapport entre un documentaire sur France 2 et la culture produit ? Je vais vous expliquer les parallèles avec le métier de réalisateur et pourquoi cela fait 10 ans que je fais, sans le savoir, autant de Discovery que de Delivery

Comme dans le digital, le monde de la Tv fonctionne avec :

🍿 Un produit ➡️ Une série, un reportage ou documentaire.

👨‍✈️ Un·e CEO ➡️ Un diffuseur qui a une vision et des obligations vis-à-vis de ses investisseurs.

👩‍🍳 Un·e CPO ➡️ Un·e rédacteur/rédactrice en chef.

👋 Un·e PM ➡️ Un·e réalisateur/réalisatrice.

👩🏼‍💻 Un·e CTO et des devs ➡️ Un·e monteur/monteuse en chef et son équipe qui “implémentent” les images.

🧐 Des UX/UI designers ➡️ Co-réalisateurs·rices, cadreurs·ses, graphic & motion designers.

👨‍👨‍👦‍👦 Des stakeholders ➡️ Enquêteurs/enquêtrices, directeurs/directrices de production (…)

🗣 De la recherche ➡️ Interviews, enquêtes, veilles, prises de contact, phases d’itération & d’idéation.

📊 De la data ➡️ L’audience et les parts de marché.

🎡 Un backlog ➡️ Les phases de derush et de montage qui permettent d’embarquer des séquences à prioriser.

🎯 Des OKR ➡️ Objectif : livrer un reportage de 13 minutes pour M6 avant la fin du 2e trimestre pour une audience visée de 1,2 M de téléspectateurs un dimanche. Résultats clés : 4 séquences maximum, 3 intervenants français minimum, 2/3 du film tourné en France par exemple.

✍🏻 La recherche au coeur de la Discovery

Avant de partir en reportage, tout journaliste/réalisateur (PM) doit enquêter, recouper ses sources, se documenter, mener des premières interviews, échanger avec son rédacteur en chef (CPO) sur les pain points pour prioriser le fond, collaborer avec ses co-réalisateurs et son chef opérateur (UX/UI designer) sur la forme, embarquer son chef monteur et ses monteurs (CTO et développeurs) dès les premiers jours, valider avec le diffuseur (CEO) les opportunités.

C’est sa Discovery à lui.

Elle est primordiale et il serait inconscient de partir sur le terrain sans comprendre les tenants et les aboutissants de son film. À chaque nouveau projet, les mêmes questions : “quelle est LA problématique du film ? Quels sont les verbatims/insights les plus importants, socles de l’enquête ? Comment innover en termes de réalisation et répondre au mieux aux attentes des téléspectateurs ?” Cette phase de recherche peut prendre du temps, parfois des mois pour un film de seulement 26 minutes. Elle passe par des dizaines d’interviews par téléphone ou en physique, des lectures ou prises de contact. Pour cadrer sa méthodologie, le réalisateur ne s’appuie pas sur des frameworks, outils ou cérémonies à proprement parlé. Mais des parallèles existent avec la culture produit.

🗺 Empathy Map

Cet outil permet de comprendre ce que les utilisateurs disent, voient, pensent et font. L’objectif est d’accéder à une compréhension partagée d’un produit. En Tv, les utilisateurs d’un produit sont les téléspectateurs. Mais difficile pour un réalisateur de les contacter en amont pour connaître leurs attentes un dimanche sur M6 vers 20h50… En revanche, le succès d’un reportage repose en grande partie sur la possibilité pour ces téléspectateurs de s’identifier — d’une manière ou d’une autre — à celles et ceux qu’ils voient à travers leur petit écran.

Au-delà de la recherche, le casting de ces témoins ou personas-clés est la base. Pour comprendre qui ils sont et tacler leurs ressentis, le réalisateur doit mener des interviews. L’empathie, l’intelligence émotionnelle, l’aisance à l’oral ou devant une caméra sont aussi des gain points. Et oui, on fait de la Tv… 🙂

Tout PM ou designer le sait, mener des interviews efficaces nécessite de la rigueur. Il en va de même pour le réalisateur qui doit poser des questions ouvertes, non biaisées ou dirigées pour rester neutre, prendre des notes détaillées avec le maximum de citations, utiliser les silences ou laisser respirer son interlocuteur pour en apprendre davantage. Des règles que je m’impose à chaque interview (près de 500 dans ma vie de journaliste à ce jour), sans jamais oublier que savoir écouter est un art.

Dans l’une des conférences TED, l’autrice/animatrice de radio Celeste Headlee explique :

La personne moyenne parle à environ 225 mots par minute, mais nous pouvons écouter jusqu’à 500 mots par minute. Donc, nos esprits remplissent ces 275 autres mots. […] Il faut des efforts et de l’énergie pour vraiment prêter attention à quelqu’un.

En 2013, le documentaire Mes parents sont homosexuels pour Zone Interdite (M6) est le film qui m’a demandé le plus de recherche en termes d’enquête et de casting pour “répondre aux besoins utilisateurs”. Je suis jeune réalisateur et pour la première fois je vais co-produire un film pour un magazine emblématique de la chaîne. M6 veut alors revenir aux fondamentaux de Zone Interdite : briser les tabous à travers des sujets de société. À cette époque, la France est divisée en deux à propos du mariage homosexuel et à l’homoparentalité. Des centaines de milliers de Français défilent dans la rue, pour ou contre la loi adoptée par l’Assemblée nationale ouvrant le mariage et l’adoption aux couples du même sexe. Les enfants, souvent influencés par leurs propres parents, manifestent aux côtés de celles/ceux qui luttent pour leurs idées. Mais qu’en pensent les concernés ?

J’ai interviewé et rencontré une vingtaine d’enfants avant le début du tournage. Tous m’ont permis de mieux comprendre la problématique de mon film et j’ai fait le choix assumé de raconter l’histoire de Lucas, 11 ans. Au-delà du “gut feeling”, j’étais certain que sa maturité, son recul par rapport à la situation de ses parents, sa facilité à parler du regard des autres — et notamment de ses camarades — allait parler à un maximum de téléspectateurs à une heure de grande écoute.

Extrait du documentaire “Mes parents sont homosexuels”, réalisé par Amélie Gonzalez, Julien Négui et Élodie Ségalin pour Zone Interdite (M6).

⁉️ 5 WHY

Comme un PM qui utilise cette technique pour tacler la racine du problème avant de penser “solutions”, le journaliste/réalisateur doit comprendre la problématique de son film pour définir un angle et prioriser ses intentions.

Je me souviens du documentaire Les Enfants de Daech dont j’étais le rédacteur en chef, produit pour la case Le Monde d’En Face (France 5). Nous sommes en 2017 et les autorités estiment à environ 500 le nombre de mineurs français vivant au sein de l’organisation État Islamique. Nés ou emmenés par leurs parents dans les territoires contrôlés par Daech, ils grandissent dans un environnement ultraviolent et posent problème à l’ensemble de la communauté internationale, à commencer par la France. Après des mois d’enquête sur le terrain en Irak ou en Syrie et d’interviews, parfois anonymes, LA problématique du film est posée.

Quel sort réservé aux enfants de combattants étrangers une fois revenus dans leurs pays ?

Nous avions décidé d’écarter des dizaines d’autres problématiques au profit de celle qui nous paraissait répondre au mieux aux attentes des téléspectateurs, tandis que l’actualité nous donnait raison. Le Président de la République Emmanuel Macron venait d’annoncer que les décisions pour le retour “seraient prises au cas par cas”. Nous avions envie d’aller beaucoup plus loin que ça…

BA Les enfants de Daech, réalisé par Dorothée Lépine et Seamus Haley pour Le Monde d’En Face (France 5).

Dans le monde du journalisme ou du reportage Tv, pas de 5 WHY mais des séances de brainstorming hebdomadaires appelées “conférences de rédaction”. Autour de la table, les parties prenantes du film défendent leurs points de vue — parfois avec passion — pour tacler une problématique (l’angle éditorial) et s’y tenir. Volontairement limitées dans le temps, les conférences de rédaction ne durent généralement pas plus de 45 minutes pour gagner en efficacité. Le compromis étant l’ennemi de la priorisation, le réalisateur doit savoir dire non, avec bienveillance et sans oublier d’argumenter. Comme tout bon PM, il doit assumer ses choix et réussir à les imposer dans l’intérêt de tous.

🤨 How Might We ?

Chaque problème est une opportunité de conception et le design thinking permet de sortir des sentiers battus. Pourquoi s’en priver ? Le format How Might We suggère qu’une solution est possible et offre l’opportunité d’y répondre de différentes manières… Et de (presque) tout se permettre, même les intentions les plus folles. En Tv aussi le réalisateur se doit d’innover pour proposer des solutions.

Je reviens sur l’exemple du film Mes parents sont homosexuels pour Zone Interdite. Pour rappel, M6 cherche à se renouveler et nous challenge :

Comment pourrions-nous libérer la parole des enfants et transformer ce défi en opportunités pour la chaîne ?

“Comment pourrions-nous… ?” Pendant des jours, nous nous sommes posés la question avec toute l’équipe : rédacteur en chef (CPO), co-réalisateurs et cadreurs (UX/UI designers) et monteur en chef (CTO). Au-delà du casting final, des lieux de tournage, des séquences ou des plans de montage, il fallait proposer des pistes de réflexion en termes d’opportunités. Pour structurer le processus d’idéation, pas de post-it ou de gommettes en Tv mais de l’intelligence collective et beaucoup de concessions dans ce monde où l’egotrip est roi !

Nous sommes tombés d’accord sur une nouvelle écriture pour la chaîne : des séquences entrecoupées de longues interviews posées et face caméra. Nous avions aussi décidé d’assumer les silences (les ennemis de la Tv) et de ne pas “charger” le film de voix off. Le genre d’intention que l’on pouvait retrouver sur France Télévisions, mais beaucoup moins sur une chaîne commerciale. Pas certain que les fidèles de Zone Interdite s’y retrouvent et qu’ils se sentent concernés par un sujet si clivant, mais il fallait tenter le coup.

Avec 2,7M de téléspectateurs et 11,5% de part de marché ce soir-là, M6 obtient un succès relatif. Mais le diffuseur avait prévenu : l’audience (la data de la Tv) passerait au second plan pour une fois. La chaîne cherchait surtout à coller à l’actualité, montrer qu’elle pouvait être réactive et innover. Le Prix gagné la même année (Meilleur documentaire tourné en France par le Prix Média Enfance Majuscule) valait pour elle tous les retours utilisateurs du monde en termes d’image. De ce côté là, ce fut un succès !

Dans une partie 2 je vous expliquerai en quoi le montage est la backlog delivery du PM en Tv ✌️

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