Votre roadmap est pleine, mais la concurrence innove et vos clients en demandent toujours plus. Vos meilleures équipes pourraient passer des mois à développer cette nouvelle fonctionnalité... ou se concentrer sur ce qui fait vraiment votre différence. Ce dilemme entre "faire soi-même" ou "acheter une solution clé en main" est l'un des choix stratégiques les plus impactants pour votre produit - et à l’heure de l’IA, ce sujet est plus que jamais d’actualité. Mais est-ce vraiment un choix binaire ? Dans cet article, Mébé Mouyiche, Senior Product Manager chez Thiga, partage sa méthodologie pour prendre la meilleure décision “Make or Buy” sur vos produits - avec, à la clé, un outil pour vous permettre de trancher entre Make et Buy.
Le « Make or Buy » est un dilemme aussi vieux que le commerce. Les entreprises qui réussissent sont celles qui se concentrent sur ce qu’elles font le mieux et s’appuient sur d’autres pour le reste. Adam Smith, philosophe du 18e siècle considéré comme le fondateur de l’économie moderne, l’avait déjà formulé il y a près de trois siècles : quand quelqu’un d’autre produit mieux ou moins cher, il est plus judicieux de lui acheter que de disperser ses propres ressources.
Ce principe n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui, et ce, pour deux raisons.
La première est que l’externalisation a profondément changé. Pendant longtemps, externaliser servait surtout à réduire les coûts, souvent en réponse à des contraintes ou des coupes budgétaires. Aujourd’hui, c’est devenu un levier de création de valeur et de performance (gagner en agilité, intégrer plus vite de nouvelles expertises ou de nouvelles technologies comme l’IA, libérer du temps pour innover). À ce titre, le dilemme du « Make or Buy » prend une importance stratégique de premier plan. Chaque choix, qu’il s’agisse de construire en interne ou d’acheter une solution, influence directement la rentabilité, la compétitivité et la pérennité de l'entreprise.
La deuxième raison est que les entreprises ont compris que, pour aller plus vite, l’enjeu n’est plus de tout maîtriser, mais de se concentrer sur ce qui fait vraiment la différence : son ADN, ses compétences uniques, celles qu’on ne peut ni copier ni acheter. Les entreprises les plus performantes l’ont compris : elles ne cherchent plus à tout faire, mais à composer intelligemment leur chaîne de valeur. Choisir où investir son énergie pour aller plus vite, c’est là que se joue l’avantage compétitif durable.
Ce passage de l'externalisation « tactique » (visant les coûts) à une externalisation « stratégique » (visant la valeur et la vitesse) témoigne d'un vrai changement de mentalité.
Face à cette évolution, comment décider ce que vos équipes doivent construire pour rester compétitives ?
Pour y répondre, deux outils m’aident à y voir clair : le Service Blueprint, qui permet de cartographier le processus de prestation de votre service, et le Core Domain Chart, qui met en lumière la valeur stratégique de chaque domaine métier.
Le dilemme Make or Buy ralentit votre Time-to-Market ? Ne décidez plus au feeling. Accédez en bas de page à notre matrice éprouvée pour évaluer vos options et sécuriser votre avantage compétitif.
Service Blueprint : faire la cartographie de son service
Avant de décider ce qui relève du cœur de métier et ce qui peut être confié à l’extérieur, il faut d’abord comprendre comment le service fonctionne vraiment : voir où les équipes concentrent leurs efforts, où elles s’essoufflent sur des tâches à faible impact et comment les réaligner sur ce qui compte vraiment.
Le premier outil pour y parvenir, c’est le Service Blueprint. Je le considère comme une cartographie vivante du service. Il permet de visualiser, en un seul endroit, tout ce que vit l’utilisateur et tout ce que l’entreprise déploie pour rendre cette expérience possible.
Le principe est simple : un Service Blueprint met à plat les différentes couches du service. On y retrouve généralement cinq niveaux :
- les points de contact visibles par le client (physical evidence)
- les actions de l’utilisateur (customer journey)
- les actions menées en surface (frontstage)
- celles réalisées en coulisses (backstage)
- les processus de support (support process)
Une fois cette carte établie, on obtient une vision claire de la chaîne de valeur du service : ce qui crée l’expérience, ce qui la soutient et ce qui la ralentit.
Notre fil rouge : Le cas "Thiga Eats"
Rien ne vaut un exemple concret pour ancrer la théorie. Pour la suite de la démonstration, nous allons appliquer notre méthode à Thiga Eats, un service fictif de livraison de repas que nous utilisons comme référence chez Thiga.
L'offre : une plateforme de livraison de plats cuisinés et d’épicerie fine.
La mission : sélectionner exclusivement des restaurants éco-responsables et inciter les utilisateurs aux comportements durables pour la planète.
L'ambition stratégique : devenir le leader européen de la livraison alimentaire haut de gamme d'ici 3 ans.
Gardez cet exemple en tête - il va nous aider à trier ce qui est vital pour cette ambition, et ce qui ne l'est pas.

Cette carte n’est pas une fin en soi. Une fois que le service est clairement représenté, on peut passer à la deuxième étape, le Core Domain Chart, pour identifier où se crée la valeur et où il est plus judicieux d’acheter plutôt que de construire.
Core Domain Chart : l’outil pour savoir où concentrer vos efforts
Une fois le service cartographié, vient l’étape du diagnostic stratégique avec le Core Domain Chart. Si le Service Blueprint montre comment le service fonctionne, le Core Domain Chart, permet de comprendre où se crée la valeur et où concentrer ses efforts. Son objectif est simple : vous aider à décider où mettre votre temps et votre argent pour battre la concurrence et accélérer votre vitesse sur le marché (le fameux Time-to-Market - TTM).
Pour réaliser un Core Domain Chart, il faut suivre un processus en trois étapes :
- Évaluer le degré de différenciation et de complexité : L'objectif est de comprendre à quel point votre domaine (exemple sur Thiga Eats: paiement, notification, géolocalisation) est complexe et s'il vous différencie de la concurrence.
- Déterminer la nature des domaines : Identifiez clairement si un domaine est au cœur de votre activité, s'il la soutient, ou s'il est générique.
- Adopter des stratégies adaptées : Une fois la nature de chaque domaine identifiée, vous pouvez prendre des décisions stratégiques pour chacun d'eux (investir, externaliser ou utiliser une solution existante).

Évaluer le degré de différenciation et de complexité
Une fois la carte du service établie, reste à qualifier chaque domaine. Pour savoir s’il est cœur, support ou générique, je m’appuie toujours sur deux questions simples et efficaces.
1. Est-ce que cela nous rend vraiment unique ?
C’est la question de la différenciation. Dans quelle mesure ce domaine vous distingue-t-il vraiment ? Un domaine très différenciant est un bon candidat à l’investissement interne. À l’inverse, mettre beaucoup d’énergie sur une brique standard du marché peut vite devenir un piège.
C’est l’erreur qu’a connue Kevin Boittin, ex VP Product chez Skilleos. Son équipe a consacré des mois à construire en interne un LMS, alors que l’offre du marché était déjà mature. En traitant une fonction générique comme un cœur de métier, ils ont immobilisé plus de la moitié des équipes Produit et Ingénierie et ralenti l’ouverture de nouveaux marchés. : “Ce n’est pas parce qu’on a la capacité de le faire qu’on doit le faire”, résume-t-il.
2. Quel est le degré de complexité technique ou métier ?
La deuxième question porte sur la complexité. Plus un domaine est complexe sur le plan technique ou dépend d’un savoir-faire spécifique, plus il faut évaluer honnêtement la capacité interne à le maîtriser sans se disperser. Le faire dès la discovery évite des coûts de développement élevés et des délais de mise sur le marché qui s’allongent.
J’ai vécu ce cas dans une entreprise de streaming internationale. Nous avions décidé de développer notre propre module d’A/B testing. Sur le papier, l’idée tenait la route. Mais très vite, nous avons touché un plafond de verre. Nos clients demandaient des fonctionnalités d'expérimentation avancées que le marché offrait déjà en standard, mais que nous aurions mis des mois à développer. Plusieurs équipes techniques se sont retrouvées mobilisées au détriment de notre vitesse d’innovation. Nous traitions un domaine support comme un domaine cœur. La correction a été une collaboration hybride avec un partenaire spécialisé. Grâce à ce choix, nos équipes se sont recentrées sur les briques critiques, et notre capacité à tester et valider de nouvelles fonctionnalités s’est accélérée.
En posant systématiquement ces deux questions, différenciation et complexité, vous prenez des décisions plus lucides. Vous allouez les ressources là où elles ont le plus d’impact et évitez de diluer l’énergie dans des développements qui n’apportent pas de valeur.
Déterminer la nature des domaines
Zoom sur Thiga Eats
Pour illustrer l'application du Core Domain Chart, analysons le cas de Thiga Eats. L'objectif est de classer chaque domaine de son activité selon deux critères : sa capacité à nous différencier de la concurrence et sa complexité.
- Le Cœur de métier (ce qui fait la différence) : pour Thiga Eats, la valeur n'est pas juste de "livrer un repas" (ce que tout le monde fait), mais de tenir sa promesse "Haut de gamme & Éco-responsable". Notre investissement doit donc se concentrer sur ce qui est unique : l'algorithme de sélection et de scoring des restaurants responsables (sourcing) et les fonctionnalités d'incitation comportementale pour les utilisateurs (Gamification verte). C'est ici que nos talents doivent innover pour créer un avantage incopiable.
- Le Soutien (ce qui aide le Cœur) : pour que le Cœur fonctionne, il faut des activités de soutien. Par exemple : la gestion des comptes clients ou des restaurants. Ces domaines sont importants pour la performance, mais ce n'est pas eux qui créent la différenciation. L'important est qu'ils soient efficaces, pas qu'ils soient uniques.
- Le Générique (ce qui est standard) : enfin, il y a des briques indispensables mais standards, que tout le monde utilise : le paiement, la géolocalisation, les notifications ou la cartographie. Essayer de les recréer soi-même serait une perte de temps et d'argent. C'est réinventer la roue au lieu de se concentrer sur l'innovation du Cœur de métier.

De la vision au pilotage stratégique
Le cadrage du Core Domain Chart permet enfin de voir où se joue réellement la valeur (domaine cœur). À partir de là, se pose la question la plus opérationnelle : comment traiter les domaines de support et les domaines génériques pour gagner en vitesse et en efficacité. Autrement dit, lesquels optimiser et lesquels confier à des partenaires.
Établir la bonne stratégie pour les domaines Support et Génériques
Certaines opportunités d’externalisation apparaissent alors naturellement. Encore faut-il déterminer lesquelles sont réellement viables sur les plans financier, opérationnel et stratégique.
Choisir un partenaire ne se résume pas à un simple appel d’offres. C’est une décision structurante, qui doit s’appuyer sur une analyse fine, fondée sur cinq critères clés.
- Fonctionnel : degré de couverture du besoin, expérience utilisateur, potentiel de montée en compétences.
- Technique : facilité d’intégration, maintenabilité, évolutivité, sécurité.
- Légal : conformité RGPD, protection des données, responsabilité contractuelle.
- Financier : analyse des coûts complets (TCO) et du retour sur investissement.
- Stratégique : impact sur le Time To Market, niveau de contrôle, flexibilité, dépendance fournisseur et alignement avec la roadmap;
Croiser ces cinq dimensions dans une matrice de décision permet de prendre une décision éclairée, alignée avec les priorités de l’entreprise dès la phase de discovery. La question stratégique n’est plus de savoir s’il est moins cher de faire ou de faire-faire, mais d’évaluer le coût d’opportunité. Quel est le bénéfice de mobiliser vos meilleurs talents sur des sujets qui ne font pas la différence ?
Posée ainsi, la décision change de nature. L’achat d’une solution n’est plus une dépense à court terme, mais un investissement dans vos compétences distinctives à long terme. La démarche, elle, reste simple : commencer par analyser la réalité opérationnelle avec le Service Blueprint, puis dégager une vision claire de votre ADN et de vos priorités avec le Core Domain Chart.
Ce changement de posture, je l’observe tous les jours chez les Product People. Face à la multiplication des solutions prêtes à l’emploi, du no-code aux API, en passant par la génération d'applications par IA, notre mission n’est plus seulement de construire. Elle est d’assembler intelligemment les meilleures briques pour créer de la valeur plus vite.
C’est pourquoi, à mes yeux, maîtriser l’art du buy est devenu l’une des compétences clés du Product Management moderne : celle qui accélère la croissance tout en réduisant les risques.
Vous hésitez entre Make et Buy ? Tranchez objectivement et en confiance entre développer en interne ou externaliser grâce au modèle de décision Make or Buy Thiga.