“Il est temps d’en finir avec le culte de l’utilisateur !”

  • mise à jour : 04 septembre 2023
  • 8 minutes
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Valentin Ménard est Group Product Manager chez ManoMano. Dans cette tribune, il rappelle aux (jeunes) Product Managers qu’avoir des utilisateurs heureux n’est pas l’objectif principal d’une équipe Produit ni d’une entreprise. 

Exercer un métier qui a un réel impact dans le quotidien de millions de gens : qui n'en a jamais rêvé ? Moi, oui. Au point d’avoir cru naïvement aux discours de “user centricity” ou “user first” à mes débuts dans le métier. Je le concède aujourd’hui, j’ai été crédule quant à la finalité d’une entreprise, aux différentes manières d’y parvenir, à la moralité de cette démarche et à la contribution attendue de notre part. Aujourd’hui je le sais, placer l'utilisateur au centre de tout n'est pas un dû ou une situation par défaut. 

Productboard résume bien le concept d’organisation user centric : “créer des clients heureux et les garder satisfaits est l’objectif principal de l’équipe Produit et de l’entreprise. Les organisations centrées sur le client doivent donc donner la priorité à la satisfaction et à la valeur du client plutôt qu’aux bénéfices. Être focus sur le client permet de créer une base de fans fidèles, ce qui conduit finalement à un succès à long terme.”

Avoir une attention forte sur les utilisateurs présente de nombreux avantages :

  • Maximiser l’adoption des produits. Pour la plupart des nouveautés produit, le plus grand risque est que les utilisateurs n’y voient pas assez de valeur pour s’en servir. Une attention forte sur l’utilisateur réduit ce risque.
  • Se protéger de la concurrence sur le long terme. Qui mieux que Marty Cagan pour en parler ? “Peu importe la raison, dès que vous perdez votre capacité à créer constamment de la valeur - à innover au nom de vos clients - ce n’est qu’une question de temps avant que vos concurrents ne soient en mesure d’offrir une solution plus convaincante.”
  • Motiver les équipes. Avoir un impact sur la vie des gens peut aider à trouver un sens à son métier et être plus impliqué au quotidien. 

Mais ce concept se heurte au réel. Prenons les réseaux sociaux - Youtube, Facebook, Instagram ou TikTok -  qui nous bombardent de publicité. À priori, ce ne sont pas les utilisateurs qui ont demandé à être interrompus dans leur visionnage. Pour autant, ces boîtes font partie de ces entreprises reines de la tech qui ont contribué à propulser ces fameux principes produits. Donc oui, idéalement nous essayons de trouver le win-win parfait des besoins utilisateurs qui créent les business models satisfaisants. Mais il est illusoire de penser que ça marche à tous les coups et qu’on a juste à se concentrer sur l’utilisateur. Ou alors on peut se dire que l’immense majorité des entreprises fait mal son travail. 

Essayons donc de déconstruire ce mythe du “user centric” et de comprendre pourquoi placer l’utilisateur au centre de tout n’est ni l’objectif principal d’une entreprise, ni une stratégie par défaut. 

L'utilisateur n’est pas la finalité première

Lors de La Product Conf  2023, j’ai eu le privilège d’échanger avec la célèbre coach américaine Melissa Perri, autrice du best-seller Escaping the Build Trap. Et voici ce qu’elle m’a confié : lorsque j'ai commencé à parler à des utilisateurs il y a dix ans, peu de monde s’en préoccupait. Aujourd'hui, le pendule s'est tellement déplacé vers eux que plus personne ne se préoccupe de l’aspect business.” Car au risque d’enfoncer des portes ouvertes, j’aimerais rappeler que l’objectif d’une entreprise est de générer des profits, à moins de travailler pour une mission de service public ou dans une entité privée à but non lucratif... Si ce n’est pas votre cas, alors le but de votre mission est très clair selon Bpifrance : “la réalisation de bénéfices.” Un dirigeant qui placerait l’utilisateur au-delà pourrait être renvoyé pour faute professionnelle ! Vous pensez y réchapper dans le monde des startups ? C’est l’antre même du capitalisme. Très rapidement, des acteurs financiers entrent dans le capital de l’entreprise avec des ambitions de rendement au-delà de tout autre actif. 

Sur les quinze dernières années, les fonds de VC ont été un meilleur actif que la bourse ou l’immobilier avec des taux de rendement de 14%. Tristan Charvillat, co-auteur du livre Discovery Discipline, m’a confié que c’est bien pour cette raison que leur méthode demande de s'intéresser à l'objectif business (FRAME) avant d'identifier le problème utilisateur (OBSERVE). Qui est un blasphème pour les puristes de l’approche “user first”.

Bien souvent, les Product people optimisent sous une contrainte business qu'ils oublient de questionner.

Alors d’où vient l'illusion du “user first” et quelles en sont les raisons ? 

C’est d’abord une stratégie de communication, voulue ou inconsciente. Imaginez votre CEO vous dire : “j’aimerais que ta roadmap permette aux actionnaires de dégager du profit plus rapidement.” Envisagez maintenant le même CEO vous confier : “ta roadmap doit avant tout servir les utilisateurs”. Qu’est-ce qui vous motiverait le plus ?

Ensuite, la quête du Product Market Fit est trop médiatisée dans la littérature Produit. Beaucoup moins celle de la monétisation… On connaît les débuts d’Uber pour améliorer l’expérience du taxi, mais on parle peu de la stratégie de subventionner à perte des tarifs faibles pendant des années pour asphyxier la concurrence, capter le marché et enfin augmenter les frais de service. Stratégie très classique dans le digital qui ressemble pourtant fortement aux pratiques illégales de dumping. 

Enfin nous avons tendance à oublier le cadre business dans lequel nous évoluons. Bien souvent, les Product people optimisent sous une contrainte business qu'ils oublient de questionner. Un peu comme un poisson qui oublie qu’il évolue dans l'eau tellement c’est son environnement naturel. Concrètement, en tant que Product Manager, on est souvent dans une position où l’on nous donne un KPI business à atteindre, avec la latitude de trouver la meilleure expérience possible. On peut avoir l’impression d’être user first, mais le cadre business est déjà fixé, en priorité. Autrement dit, les dés sont déjà jetés… Si je dois faire +100% de revenus en un trimestre et à moins d’une solution miracle, je vais avoir du mal à ne pas sacrifier mon expérience client. Paradoxalement, le client serait mis plus au centre en inversant la démarche : maximiser les profits avec une contrainte de NPS supérieure à 30 par exemple. 

Malgré des apparences parfois trompeuses, satisfaire ses utilisateurs n’est donc pas la première finalité d’une entreprise. C’est une stratégie dont l’objectif est de générer des bénéfices. Et ce n’est pas la seule...

Placer l’utilisateur au centre n’est pas la seule stratégie

Imaginez un restaurant qui crée un menu étoilé pour 10€. Parions qu’il ne sera jamais rentable et qu’importe le nombre de clients qu’il va attirer. Car le coût des ingrédients dépasse à lui seul ce budget ! Dans le digital, servir un client supplémentaire engendre très peu de coûts additionnels. Comme si, après avoir créé une assiette, vous pouvez la dupliquer autant de fois que vous voulez, sans utiliser d’ingrédients supplémentaires. On comprend pourquoi le focus utilisateur est une stratégie particulièrement pertinente. 

Ce focus est renforcé par la stratégie des fonds de Venture Capital : trouver la pépite qui rentabilisera l’ensemble du fonds investi. Ils pousseront leurs startups à prendre des risques et à trouver un Product Market Fit tellement fort qu’il permettra de conquérir une grosse part du marché. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils chercheront à monétiser et capter de beaux bénéfices, quitte à ce que la plupart des startups du fonds fassent faillite avant.

Pour autant, croire que l’utilisateur est l’alpha et l'oméga de la stratégie est un piège que n’a pas manqué de me confier Mélissa Perri : "j'entends certains dirigeants dire qu’ils ne se soucient que de l’utilisateur et que tout le reste viendra. Malheureusement, dans la réalité, ça ne fonctionne pas comme ça…" D’autres stratégies peuvent donc prévaloir et deux exemples me viennent en tête. 

L’entreprise optimise pour le court ou moyen terme. Le long terme est un luxe que peu de sociétés peuvent se permettre. C’est encore plus vrai en ce moment pour les startups qui ont plus de mal à lever de l’argent et cherchent à être rentables d’ici deux ou trois ans. Plutôt que d’agrandir la taille du gâteau en répondant à de nouveaux problèmes utilisateurs, elles peuvent décider d’en manger une part plus importante en mettant de la publicité ou en augmentant les tarifs par exemple. 

L’entreprise cherche à créer une position de monopole. Si une entreprise a réussi à se faire une place au soleil, sa stratégie peut être de renforcer une position de monopole dans la distribution plutôt que d’innover. En étant assez réactive, elle peut copier les innovations prometteuses ou les racheter avant qu’elles ne l’aient mise en danger. Et plus son monopole se renforce, plus elle peut augmenter ses profits. Moins noble sans doute, mais terriblement efficace comme le montre le célèbre exemple d’Instagram copiant la fonctionnalité “Stories” de Snapchat.  

Mettre l’utilisateur au-dessus de tout n’est pas gage de probité. Et surtout ce n’est pas à nous, Product Managers, d’en décider…

Bien que le focus utilisateur soit une stratégie particulièrement efficace dans le digital, d’autres méthodes peuvent prévaloir pour maximiser les profits de l’entreprise. Elles n’auront peut-être pas la même efficacité sur le long terme, mais toute entreprise n’a pas forcément une ambition ou les capacités de jouer le long terme. 

L’utilisateur n’est pas le gardien de la morale 

Vous pensez que l’utilisateur incarne le bien et que les profits sont le mal ? Que prioriser l’utilisateur est ce qu’il y a de plus noble ? Voici quelques exemples pour malmener cette approche. 

User first : mettre les employés au second plan ? Comment est-ce que vous réagiriez si on gelait votre salaire pour ne pas répercuter l’inflation sur les utilisateurs ? Ou si l’entreprise opérait un plan de licenciement pour recruter dans des pays à plus faible coût de main d'œuvre et faire baisser les frais de service ?

User first : mettre les actionnaires au second plan ? Imaginons que vous placiez vos économies dans l’achat d’un restaurant pour financer votre retraite. Quelle serait votre réaction si les employés décidaient de réduire les bénéfices pour améliorer le rapport qualité-prix ? Dans beaucoup de pays, la retraite se fait en plaçant l’argent dans des entreprises. La question morale de la remontée des bénéfices d’une entreprise n’est pas si éloignée que celle de ce restaurant fictif, juste à plus grande échelle.

User first : mettre la société au second plan ? Avant que ce ne soit régulé par certaines villes, on pouvait poser les vélos libre service où l’on voulait. En tant qu’utilisateur c’était top : aucune question à se poser ! Mais en tant que Parisien par exemple, comment est-ce que vous réagiriez en trouvant des vélos en plein milieu des trottoirs, sur des places de parking ou devant des passages piétons ?

L’entreprise est un équilibre entre toutes ces parties prenantes et mettre l’utilisateur au-dessus de tout n’est pas gage de probité. Et surtout ce n’est pas à nous, Product Managers, d’en décider...

Pour conclure, voici mes quelques conseils pour ne pas vous tromper sur le rôle qu’on attend de vous et ne pas sombrer dans une frustration contre-productive. Moi aussi j’aime avoir un impact positif dans la vie des personnes qui utilisent mon produit, mais j’essaye de ne pas confondre mes attentes avec les raisons pour lesquelles j’ai été embauché. Penser le contraire serait le meilleur moyen d'accroître votre frustration et de créer des conflits dont vous ne sortirez pas gagnant.

Nous ne sommes pas des mini CEOs. Si l’entreprise décide de rester inflexible face à nos efforts pour renforcer la place de l’utilisateur, notre rôle n’est pas de poser le curseur différemment. Nous devons, au sein de notre périmètre, appliquer la vision de celles et ceux à qui l’on réfère. Le fameux “disagree and commit”.

Posez-vous la question : est-ce que le contexte de l’entreprise me convient ? Il faut distinguer ce que vous voulez faire et ce pour quoi vous avez été embauché. Si l’entreprise ne met pas l’utilisateur au cœur de sa stratégie, ça ne veut pas forcément dire qu’elle a tort. C’est juste que sa stratégie n’est pas alignée avec votre manière de vous épanouir. Peut-être même que vous avez besoin de travailler dans une entité à but non lucratif ? 

Pour être au clair sur le rôle du Product Manager, il est utile d’en identifier les mythes. J’ai écrit une série de 3 articles sur le rôle du Product Manager, en commençant par les mythes, dont le premier est la user centricity. J’espère que ces articles vous aideront à mieux cerner les contours de ce métier et d’être plus en paix avec les attentes autour de celui-ci. 

Pour en savoir plus sur le Product Management : télécharger notre livre Les Clés du Product Management
Pour découvrir Mélissa Perri : retrouver son talk à La Product Conf 2023

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